Mesure de l'impact potentiel du numérique pour lutter contre le changement climatique
Comment s’assurer que le numérique peut contribuer à limiter le changement climatique et à préserver l’environnement ? Le « Climate Change Artificial Intelligence group » vient de publier un long article d’approfondissement exemplaire sur le sujet[1]. Comme en témoigne cet article, répondre à cette question nécessitera de la décliner pour les différents domaines d’application du numérique et un examen approfondi.
Il est certain que la mesure des effets environnementaux du numérique devrait faire l’objet de davantage d’études scientifiques. Car si la mesure de l’empreinte directe du Numérique n’est pas simple, la mesure de ses effets indirects, positifs ou négatifs sur l’empreinte carbone et environnementale de l’ensemble de l’économie, l’est encore moins. Cela transparaît à travers les quelques travaux et rapports existants sur le sujet [2,3,4].
La multiplicité et la complexité des effets indirects repose d’abord sur un constat d’évidence. Le numérique, tout comme l’énergie, la finance, l’alimentation, la santé, l’éducation, les transports, la construction, a des effets multiples et diffus sur un grand nombre d’activités économiques. Ainsi, son effet positif pour l’économie des pays en développement est avéré. Ses effets indirects, positifs et négatifs, sont potentiellement massifs. Pour s’assurer que le numérique a un impact global positif, il faut vérifier que la somme de ses effets indirects positifs soit supérieure à la somme de son empreinte directe et de ses effets indirects négatifs. Vaste programme…
Nous allons évoquer ici les quelques travaux et rapports ayant tenté de prévoir ou mesurer les impacts du numérique, leurs enseignements et leurs limites.
Comment prédire les effets positifs du Numérique ?
Dès 2008, la « Global eSustainability Initiative (GeSI) » avait lancé le débat sur les effets positifs avec son premier rapport Smart 2020, puis ses rapports Smarter 2020 (en 2012) et Smarter 2030 (en 2015), dans lesquels elle estimait le potentiel d’effets indirects positifs respectivement à 15 % et 16,5 % en 2020, et 20 % en 2030, de réduction des émissions mondiales de GES. L’équipe de chercheurs suédois d’Ericsson, Malmodin et al, qui avait contribué à Smarter 2020, ont réanalysé la méthode et modéré ces chiffres en introduisant des scénarios plus ou moins optimistes [3].
L’approche générale de tous ces travaux consiste à partir d’études de cas détaillées d’applications « smart » qui offrent des effets positifs évidents, dans les domaines du réseau électrique, des transports et de la logistique, du télétravail, du chauffage des bâtiments, de l’agriculture, de l’industrie, à les mesurer et à les extrapoler dans l’hypothèse d’une généralisation chaque fois que c’est techniquement possible. Malmodin et al définissent deux scénarios, correspondant à la généralisation semi-optimiste à 50 % et très optimiste à 100 % des techniques positives observées dans les études de cas, et sont arrivés à des potentiels de réduction respectivement de 7,5 % et de 15 % des GES, largement supérieurs à l’empreinte directe du Numérique, estimée selon eux à 2,35 % des émissions globales de GES (3,2 % du CO2) pour l’année 2015.
Deux problèmes statistiques se posent : premièrement, la marge d’incertitude sur la représentativité des études de cas choisies ; deuxièmement, l’extrapolation à l’échelle globale, qui correspond à des facteurs multiplicatifs de plusieurs ordres de grandeur (entre 100 et 1000 pour les cas les mieux documentés), élargissant d’autant l’incertitude. Il faut être précautionneux en extrapolant les études de cas à une large échelle. Le risque est l’excès d’optimisme.
Malgré ces imprécisions, le potentiel d’effet positif semble important. Toutefois, il ne s’agit que d’un potentiel. Ce n’est pas une prédiction de réduction d’émissions qui vont nécessairement se produire. Elles ne sont pas faciles à réaliser, encore moins automatiques. Pour concrétiser ce potentiel au niveau d’un pays, de l’Europe, du monde, il faut mettre en place des politiques publiques adéquates.
Peut-on observer dès à présent une influence du numérique sur l’évolution des émissions globales de gaz à effet de serre ?
Les effets positifs du numérique sont censés infléchir une trajectoire virtuelle d’émissions que l’économie aurait suivi sans le numérique. Le résultat global devrait être visible dans le meilleur des cas par une stagnation ou une décroissance des émissions. Quoiqu’il en soit, on peut d’ores et déjà conclure qu’avec les 20 % de réduction des GES mis au crédit du numérique par Smarter 2030 - qui maintiendraient les émissions globales de 2030 au niveau de 2015 -, le numérique à lui tout seul ne peut pas résoudre l’ensemble du problème. Quoiqu’il arrive, les autres secteurs doivent aussi faire décroître leurs empreintes directes.
Considérons par exemple le scénario Smarter 2020 qui en 2012 prédisait une réduction de 16,5 % en 2020 par rapport à une cible tendancielle estimée à 55 Gt CO2e. Selon cette prédiction, grâce aux effets positifs, on aurait dû rester en deçà de 50 Gt CO2e en 2020. Or la tendance actuelle nous indique que nous manquons déjà cette cible, puisqu’en 2018 on a atteint 51,8 Gt CO2e hors usages des terres et des forêts, dont l’estimation est entachée d’une incertitude forte, et autour de 55 Gt CO2e en les incluant. Deux interprétations extrêmes sont alors possibles : soit les effets du numérique ont joué de façon importante mais d’autres secteurs de l’économie en ont annulé les bénéfices ; soit ils ne se sont pas produits...
Considérons maintenant le scénario moyen de Malmodin calculé en 2015 pour 2030, il calcule un potentiel de 7,5 % de réduction s’appliquant sur une cible de 63 Gt CO2e pour 2030 (cible plus élevée que la précédente !). Cela signifie que si les effets positifs jouent sur la décennie qui commence, la progression serait non pas stoppée, mais ralentie pour atteindre un maximum de 59 Gt CO2e en 2030. Or nous voici déjà parvenus à 55 Gt CO2e dix ans avant cette échéance…
À ce stade, rien ne permet donc de confirmer les impacts positifs escomptés par les études prédictives passées.
Peut-on mesurer isolément des impacts positifs du numérique ?
Les prédictions c’est bien, mais quid de la mesure des effets positifs réels sur des années écoulées ? Bonne nouvelle, pour la première fois, la GSMA et le Carbon Trust se sont attelés à cette tâche pour l’année 2018 [4]. La méthode est similaire à celle des prédictions. On part d’une trentaine d’études de cas, chacune correspondant à une application « smart » générique. Pour chacune d’elles on mesure les réductions d’émissions, on les met en relations avec un indicateur (un « proxy »), qui peut être un nombre de smartphones, un nombre d’objets connectés ou un nombre de MW d’installations d’énergie renouvelable, et on extrapole la réduction d’émissions par règle de trois en prenant une valeur de l’indicateur pour l’ensemble des cas où l’on estime que l’application a été déployée. Le rapport reconnaît la forte marge d’incertitude de l’approche et indique avoir utilisé des hypothèses conservatrices pour éviter une estimation optimiste. Il arrive à la conclusion que les communications mobiles auraient contribué à réduire les émissions de 2,1 Gt CO2e en 2018, soit 4 % des émissions globales de GES, plus que l’empreinte du numérique et dix fois l’empreinte des réseaux mobiles. Cela n’est pas aussi optimiste que Smart 2020 qui prédisait 16,5 %, mais cela semble plus ou moins conforter la trajectoire de Smarter 2030 vers la cible de 20 %. En revanche, là aussi on constate que cela n’a pas empêché les émissions globales d’atteindre les quelques 55 Gt CO2e. Il semble bien qu’en dépit des effets positifs du numérique ici mis en évidence, nombre d’autres effets négatifs ont continué de se produire dans les autres secteurs de l’économie.
Approfondir et répéter les études sans oublier d’étudier les effets négatifs
Il est souhaitable de continuer dans le futur les mesures de type Carbon Trust, d’en améliorer la fiabilité, en parallèle des aux mesures de l’empreinte directe du secteur. Lorsqu’on disposera d’une deuxième année de référence, qui permettra d’apprécier à la fois la variation de l’empreinte directe et l’augmentation des effets positifs, on pourra avoir une idée plus claire en les comparant à l’augmentation globale des émissions.
Toutefois, il manquera aussi pour avoir un paysage complet de l’effet du numérique et connaître son effet global, des études mesurant ses effets négatifs, certes aussi difficiles à mesurer que ses effets positifs. Comptons parmi ces effets les effets rebond comme ceux constatés pour le télétravail favorisant in fine un éloignement croissant des lieux de travail du domicile, ou encore de possibles effets négatifs « per se » du commerce en ligne. Comment ne pas considérer l’hypothèse que la facilitation des voyages, des achats à distance, etc. grâce au numérique encourage le tourisme lointain, le transport accru de marchandises, etc. fortement émetteurs de CO2 ? Il est probable que les effets négatifs ne peuvent pas être contenus par le simple jeu du marché, et que des réglementations environnementales doivent jouer leur rôle.
Continuons donc à affiner nos moyens de mesure et d’observation des impacts réels du numérique à différentes échelles et échéances pour disposer du recul et de la précision requis pour piloter ce sujet complexe.
Diplômé de l’École Polytechnique et de Télécom Paris, Francis Charpentier a mené une carrière d’ingénieur des télécommunications, d’abord dans le domaine de l’innovation autour du traitement de la parole et du dialogue homme-machine, cofondant notamment la startup Telisma en reconnaissance vocale puis dans celui des câbles sous-marins optiques du réseau d’Orange. Il consacre son activité post-professionnelle à des actions d’information scientifique et d’éducation sur les questions environnementales, au sein d’associations telles que « X-environnement », « The Shifters », « La Fresque du climat ».
Références
[1] « Tackling climate change with machine learning », Rolnick et al, by Climate Change AI group, Nov. 2019
[2] « Known unknowns: indirect energy effects of information and communication technology », Horner, Shehabi, Azevedo, Environ. Res. Lett. 11, 2016
[3] « Exploring the effect of ICT solutions on CHG emissions in 2030 », Malmodin, Bergmark, 3rd Int.Conf. ICT for Sustainability, 2015
[4] « The enablement effect: the impact of mobile communications technologies on carbon emissions reductions », GSMA and Carbon Trust, 2019