Le numérique : outil au service des enjeux environnementaux ?
Transition écologique et transition numérique sont souvent présentées de pair. Mais l’empreinte environnementale des TICs se dessine désormais : 4% des émissions de GES (Gaz à Effet de Serre) [1] -autant que la flotte mondiale de camions- sans compter une pression accrue sur nos ressources abiotiques [2] au détriment des écosystèmes. Et la tendance ne faiblit pas : avec le développement de l’IoT et du trafic de données, le nombre d’objets connectés et la part du numérique dans les émissions de GES devraient doubler d’ici 2025 [3,4]. Alors que, pour tenir nos engagements de l’Accord de Paris, nous devons diviser par 6 notre empreinte carbone d’ici 2050 [5]. Faut-il donc faire rimer transition numérique avec transition écologique ? Face à l’ampleur des enjeux et des contraintes environnementales des prochaines décennies, comment le numérique saurait-il être un outil effectif ?
Le numérique est effectivement un outil technologique, qui, bien utilisé, peut apporter sa contribution à l’effort écologique.
Tout d’abord, en réduisant son empreinte propre. Durabilité des équipements, sobriété des usages, éco-conception et mutualisation des infrastructures et des services numériques sont autant de pistes pour contenir son impact [6] si ce n’est le réduire [7].
Mais les grands enjeux sont ailleurs : biens de consommation, construction et énergie des infrastructures, agriculture et alimentation, transports et loisirs, sont les secteurs structurant de notre empreinte environnementale. Un exemple : du champ à l’assiette, notre système alimentaire représente environ 30% des émissions de GES [8] et est l’un des premiers moteurs d’effondrement de la biodiversité. C’est donc en s’attaquant à ces activités que le numérique pourra être un outil.
Les TIC nous permettent déjà de prendre connaissance des enjeux, et de les diffuser à une échelle incomparable.
Avec l’IoT, elles aident à mesurer et optimiser l’utilisation des ressources. Les études d’impact manquent, mais les gains d’énergie potentiels directs évoqués sont de l’ordre de 30% en moyenne, 20% en termes d’émissions de GES [9]. Intégrée aux prises de décision des projets collectifs, la donnée pourrait donc orienter les choix dans une direction plus vertueuse.
Ainsi de plus en plus d’agriculteurs s’équiperaient de capteurs, de drones et de services d’imagerie pour mieux cibler les zones de leurs terres à traiter et réduire l’usage d’intrants, de l’ordre de 20% par exemple pour des vignerons [10]. Des applications comme Yuka semblent aussi guider certains consommateurs et industriels vers des pratiques plus éco-responsables [11].
Cependant, au vu de l’ampleur des transformations nécessaires, ces avancées certes encourageantes paraissent insuffisantes. Mais surtout les estimations d’impacts sont incomplètes car elles ne prennent pas en compte l’ensemble des effets.
En effet, le numérique est systémique : il est partout, nous en sommes dépendants, son développement accélère les flux humains, matériels et financiers, précipitant sa propre obsolescence et alimentant ainsi sa course en avant.
C’est ce qu’illustre l’effet rebond, mis en évidence par William Jevons dès 1865. Écrans, vidéo, virtualisation : les gains d’efficacité initiaux ont permis une croissance accrue des usages, annulant largement le bénéfice de départ [12] et entraînant les autres secteurs vers toujours plus de numérisation, accélérant en retour leur développement sans autre considération que les indicateurs économiques. Voyagerions-nous autant aujourd’hui sans les possibilités et les incitations suscitées par le numérique ?
Ainsi, la transition numérique est loin d’être un évident pré-requis à la transition écologique : l’analyse d’impact de tout projet numérique doit être systémique, en incorporant, dans le temps et au-delà de l’activité immédiate visée, l’amont et l’aval de la chaîne de dépendances, sans oublier le rôle déterminant des comportements.
Plus encore, l’ampleur des périls suggère que le numérique, s’il veut être un véritable outil, ne peut pas juste faire moins mal : il doit s’efforcer de catalyser sinon d’accompagner de véritables transformations.
Les contraintes environnementales et les perturbations sur nos sociétés vont s’accentuer. Faire plus vite et plus fonctionnel sera sans intérêt si les impératifs de résilience et de durabilité ne sont pas adressés. Mais comment faire durable et résilient sous la contrainte quand on s’est construit pendant plus de 70 ans dans une abondance qu’on croyait infinie ?
Une réponse se trouve dans la quête même : le défi du XXIe siècle c’est la préservation du vivant.
Or, notre écosphère est le résultat de milliards d’années d’évolution, en conditions parfois extrêmes, et nous commençons seulement à la comprendre. Le vivant est circulaire, extrêmement varié, agile à petite échelle et évolutif : la mondialisation linéaire standardisée n’existe pas. Sauf disruption, le vivant s’auto-régule dans le temps long. Si la compétition est observée en situation d’abondance, le vivant se développe majoritairement par la coopération, en particulier en milieu contraint, en s’organisant notamment en réseaux décentralisés.
Le numérique, lui, nous a habitué à mettre les nuances du réel dans des systèmes simplificateurs appréhendables avec des 0 et des 1. Il nous a distancé du vivant, nous a accoutumé à l’instantanéité et à la résolution de nos inconforts par la technique, nous fait croire à l’immatérialité et aux possibilités infinies de notre emprise sur le monde physique. Comment ne pas douter alors de l’efficacité du numérique à préserver ce qui apparaît comme son antonyme même ?
Pourtant, le Web n’est-il pas littéralement une émanation numérique des organisations du vivant ? Machine Learning et Deep Learning ne cherchent-ils pas justement à émuler le fonctionnement du cerveau humain ? Le numérique serait en train d’apprendre à comprendre le vivant. Il lui reste à trouver sa place auto-régulée pour participer avec les autres champs d’innovation aux symbioses transformatrices dont nous avons besoin.
Déjà des modèles prometteurs émergent autour de l’économie de la fonctionnalité qui mutualise l’usage des biens (ex : Blablacar, Karos, Vélib’) grâce aux mécanismes de confiance que peut créer le numérique.
Mais le potentiel le plus fort de durabilité et de résilience se trouve à la croisée d’innovations économiques, organisationnelles et techniques.
Ainsi, plutôt que multiplier capteurs et drones qui éloigneraient toujours plus l’agriculteur de sa centaine d’hectares de terres en le rendant dépendant de technologies complexes et coûteuses, un numérique systémiquement vertueux et inspiré du vivant veillera à recréer du lien et de la connaissance entre les acteurs des territoires pour permettre aux agriculteurs de se réapproprier et vivre durablement de leur métier sur des surfaces à taille humaine, au contact de la terre. Le modèle coopératif de C’est Qui Le Patron donne à cet égard des résultats impressionnants [13] : grâce au numérique, la marque fédère sa communauté de sociétaires et co-construit le cahier des charges de produits alimentaires écologiquement et socialement vertueux, nous faisant la démonstration que le numérique peut catalyser des symbioses viables et utiles aux enjeux environnementaux.
Pour conclure : comme le feu, le numérique paraît magique et nous fascine ; mais comme le feu, il consume un monde physique et matériel dont nous atteignons les limites, nous imposant des transformations bien plus profondes et rapides que les cadres actuels ne le permettent. Ainsi, pour peut-être entretenir la flamme sans brûler toute la forêt, c’est bien plus en favorisant des modèles structurellement innovants, inspirés du vivant et au service des activités essentielles, que par une accélération technologique, que le numérique saura être utile à la transition écologique [14].
L’horizon du progrès technologique du XXIe siècle tiendrait alors plus de la wide tech : sobre, décentralisée, inclusive, ouverte, multiforme, durable et résiliente, substrat des symbioses entre acteurs et écosystèmes des territoires, complétée par la juste dose de high tech, uniquement là où c’est effectivement nécessaire.
Rien à voir avec les tendances actuelles. Mais il ne tient qu’à nous de repenser la trajectoire. Nous avons bien réussi, il y a 50 ans, à aller sur la Lune avec l’équivalent d’un e-mail d’aujourd’hui [15]. Alors pourquoi pas employer nos trésors d’ingéniosité à relever ce nouveau défi avec le bagage le plus léger possible ?
Céline Monthéard
a dirigé pendant 12 ans des projets e-commerce innovants de portée internationale et à forte composante technologique. Depuis 2018, elle s’est résolument engagée pour sensibiliser aux enjeux environnementaux et accélérer la transition agro-écologique des territoires et des systèmes alimentaires.
Références
1 The Shift Project (2018) Lean ICT - Pour une Sobriété Numérique.
2 ADEME (2019) La face cachée du numérique. Réduire les impacts du numérique sur l’environnement.
3 Ibid.
4 GreenIT (2019) Empreinte environnementales du numérique mondial
5 Convention Citoyenne pour le Climat (2019) Socle d’information initial à destination des membres de la Convention.
6 The Shift Project op.cit.
7 GreenIT op. cit.
8 I4CE Institute for Climate Economics (2019) Estimer les émissions de gaz à effet de serre de la consommation alimentaire : méthodes et résultats.
9 GeSI AccentureStrategy (2015) SMARTer2030 ICT Solutions for 21st Century Challenges.
10 Atelier BNP Paribas (2013) Les agriculteurs s’approprient la technologie Big Data. Consulté le 21/02/2020.
11 Yuka (2019) Mesure d’impact. Comment Yuka contribue à faire changer les choses. Consulté le 21/02/2020.
12 GreenIT (2014) L’effet rebond dans le numérique est-il évitable ? Consulté le 21/02/2020.
13 C’est Qui Le Patron (2020) Plus de 14 millions de consommateurs CQLP. Consulté le 21/02/2020
14 ADEME, ATEMIS, Patrice VUIDEL, Brigitte PASQUELIN. (2017) Vers une économie de la fonctionnalité à haute valeur environnementale et sociale - Synthèse
5 GreenIT (2019) La low-tech : un outil de résilience pour l’humanité ? Consulté le 21/02/20