Le numérique de demain associera forcément low et high tech
L’avenir numérique qu’on nous vend tous les jours à la radio, à la télévision et plus généralement dans les médias, ne peut pas exister. En effet, comment allons nous fabriquer la ville intelligente hyper-connectée de demain alors que les réserves de certains minerais s’épuisent à grande vitesse [1] ? Comment allons nous réduire d’un facteur 4 notre consommation d’énergie alors que l’avenir numérique qu’on nous dépeint nécessitera des dizaines de fois plus d’énergie pour être fabriqué (énergie grise) et alimenté en électricité ?
Cet avenir techno baba - dans lequel des véhicules électriques autonomes omniprésents se déplacent dans des mégalopoles intelligentes bardées de capteurs et d’électroniques en évitant des drones qui livrent votre lait frais le matin – est un mythe. Si nous n’y prenons pas garde, cette hallucination collective – essentiellement soutenue par des enjeux économiques à court terme - risque de causer la perte de l’humanité. Ou pour le moins d’engendrer un avenir dont nous ne voudrions pas, même pour notre pire ennemi.
Il faut donc repenser le numérique dans une dynamique plus globale de résilience de l’humanité et de construction d’un avenir enviable. Pour cela, les limites du monde physique – qui s’imposent à nous, que nous le voulions ou pas - sont un bon point de départ. Nous savons depuis 50 ans que, pour avoir un avenir, l’humanité doit diviser son empreinte par quatre. Ce fameux facteur 4 [2] s’applique a fortiori au numérique. Penser le numérique de demain impose donc de commencer par respecter cette contrainte.
Associer low et high tech pour atteindre le facteur quatre (4)
La question est donc : comment diviser notre empreinte numérique par quatre, ou plus si possible ? Au sein de la communauté GreenIT.fr, nous travaillons depuis 15 ans sur la sobriété numérique [3], un terme que nous avons forgé en 2009. Au fil des ans, nos retours d’expérience concrets nous ont amenés à mettre en œuvre une approche que nous intitulons aujourd’hui l’« écoconception facteur 4 ». Elle consiste à assembler low et high tech dans une même dynamique de conception.
L’idée est simple : compte tenu des impacts environnementaux du numérique et d’un horizon d’épuisement des minerais dans quelques décennies, tout ce qui peut être fait sans numérique doit l’être fait ainsi. On peut s’appuyer sur les standards internationaux d’analyse du cycle de vie (ISO 14044) pour quantifier les impacts et d’écoconception (ISO 14062) pour les réduire. L’enjeu n’est donc pas technique puisque les guides méthodologiques existent et sont reconnus. Et qu’il suffit de bon sens pour éco-concevoir.
L’enjeu est culturel : nous devons accepter de déconstruire l’hallucination collective du tout technologique et de la technologie salvatrice. Une gageure ! La meilleure façon d’y arriver est d’empiler les preuves, de constater objectivement que des solutions low tech font parfois mieux, ou aussi bien, mais avec moins d’impacts que des solutions high tech.
Associer des chiens et une IA ?
L’exemple le plus marquant est celui de l’intelligence artificielle de Google, DeepMind, qui détecte mieux (moins de faux positifs et négatifs) certaines formes du cancer du sein que des radiologues expérimentés [4]. Cette innovation technologique est un progrès pour l’humanité.
D’un autre côté, le projet KDog de l’Institut Curie [5], vise un dépistage précoce et fiable à l’aide d’une solution low tech : des chiens ! Ces derniers ont un odorat 100 000 à 1 million de fois plus sensible que l’odorat humain.
Formés à la détection, les chiens sont capables de repérer l’odeur caractéristique d’une tumeur dans les fluides corporels comme la sueur. L’autre intérêt c’est qu’un chien ne coûte pas cher, va partout, et fonctionne sans électricité. De quoi mener des campagnes dans des pays émergents.
Faut-il opposer les chiens de l’Institut Curie avec l’IA de Google ? Absolument pas. Le numérique est une ressource critique, non renouvelable, épuisée dans quelques décennies [6]. Pour économiser cette ressource, nous n’avons pas d’autre choix que d’assembler ingénieusement low et high tech, c’est-à-dire, par exemple, de mener des campagnes de dépistage précoce avec KDog sans se priver de confirmer des diagnostics avec DeepMind.
Décloisonner la conception des services numériques
Pour décloisonner notre façon de concevoir les services numériques, nous devons absolument redécouvrir des notions telles que la sobriété et l’ingéniosité qui caractérisent l’innovation frugale / jugaad. Autrement dit, il faut réveiller le « MacGyver » qui sommeille en vous !
Réapprendre à faire avec peu, c’est finalement se mettre dans la peau de la Nasa et du programme Apollo en 1969. En effet, il y a 50 ans, les États-Unis ont conquis la Lune en associant low et high tech. Des calculateur humains [7], low tech donc, calculaient les trajectoires des missions Apollo tandis qu’un ordinateur dernier cri, l’Apollo Guidance Computer [8] (high tech donc avec une mémoire vive de 4 ko et de masse de 70 ko) guidait la capsule Apollo dans l’espace. Au sol, une armée d’ingénieur contrôlait les calculs mentaux des astronautes à l’aide de… règles à calcul. Cela peut paraître archaïque, mais c’est cette association de low et high tech qui nous a permis de conquérir la Lune.
Plus récemment, nous avons éco-conçu un service numérique de prévision pluviométrique qui repose sur des calculs très complexes côté serveur et sur un dispositif d’affichage high tech : un smartphone 4G. Dans un scénario standard où chaque agriculteur consulte les prévisions depuis son smartphone, plus des 3/4 des impacts sont liés à la fabrication et à l’utilisation des terminaux. La seule façon de réduire d’un facteur quatre l’empreinte de ce service numérique est donc de faire disparaître les smartphones au profit d’un dispositif d’affichage low tech. Ce qui permet en outre à la startup de conquérir de nouveaux marchés dans des pays émergents.
Ainsi, après avoir envisagé la diffusion des prévisions par onde radio via la radio locale, puis par un serveur vocal comme celui proposé par Météo France, nous avons jeté notre dévolu sur un SMS et … un tableau noir et une craie. Dans la zone agricole test en Côte d’Ivoire, la 3G et la 4G sont surtout disponibles au cœur du village. Or, c’est aussi à cet endroit que se trouvent la personne la plus lettrée et la plus forte concentration de messagers : le maître et les enfants des agriculteurs. Plutôt que d’utiliser 50 smartphones pour diffuser la prévision pluviométrique, il suffit alors d’un smartphone, d’un instituteur, et des enfants qui informent leurs parents en rentrant de l’école.
Le numérique de demain, si l’on souhaite qu’il soit utile à l’humanité et qu’il contribue effectivement à augmenter notre résilience, sera forcément cet assemblage de low et de high tech. Dans le cas contraire, si nous n’infléchissons pas notre consommation irraisonnée, il n’y aura tout simplement plus de numérique demain.
Pour économiser cette ressource critique, l’écoconception facteur 4 permet de n’utiliser le numérique que lorsqu’il est absolument indispensable. Un moyen aussi de commencer à se sevrer de ce pharmakon.
Références
1 L’âge des low tech, Philippe Bihouix, Seuil, 2014, http://www.seuil.com/ouvrage/l-age-des-low-tech-philippe-bihouix/9782021160727
2 Facteur 4, collectif, Terre Vivane, 2000, https://www.decitre.fr/livres/facteur-4-9782904082672.html
3 Sobriété numérique : les clés pour agir, Buchet-Chastel, 2019, https://www.greenit.fr/2019/09/10/sobriete-numerique-les-cles-pour-agir/
4 Nature, International evaluation of an AI system for breast cancer screening, 1er janvier 2020, https://deepmind.com/research/publications/International-evaluation-of-an-artificial-intelligence-system-to-identify-breast-cancer-in-screening-mammography
5 Institut Curie, Projet KDog, https://kdog.curie.fr/
6 GreenIT.fr, Pour une low-tech numérique, 24 septembre 2019, https://www.greenit.fr/2019/09/24/?pour-une-low-tech-numerique/
7 Hidden Figures: The story of the African-American women who helped win the space race, William Morrow/HarperCollins, 2016, http://margotleeshetterly.com/the-human-computer-project-1
8 Apollo Guidance Computer, https://fr.wikipedia.org/wiki/Apollo_Guidance_Computer
Frédéric Bordage
est l’expert français du numérique responsable et de la sobriété numérique. Depuis quinze ans, il anime la communauté GreenIT.fr et aide de grandes organisations privées et publiques à faire de la low-tech et de l’écoconception des axes d’innovation et de performance. Il est l’auteur des ouvrages et études de références, notamment, pour les plus récents, « Sobriété numérique : les clés pour agir » chez Buchet-Chastel (2019), « Ecoconception web : les 115 bonnes pratiques » chez Eyrolles (2012-2019), et « Empreinte environnementale du numérique mondial » (2019).
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