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28 octobre 2020

Les métiers du care, un enjeu pour l'égalité

Plus que jamais les métiers du care font l’objet d’une attention particulière. Généralement rendus invisibles, ces travailleurs ont été érigés au rang de héros de la société et applaudis tous les soirs, ce qui permettait aussi au voisinage de faire corps. Pour autant, cette reconnaissance momentanée ne doit pas nous faire oublier que le care s’inscrit dans une dimension plus complexe qu’il convient d’analyser pour une construire une société plus juste et plus égalitaire.


Lorsque Carol Gilligan publie en 1982 Une voix différente[1], elle pose les bases de ce qu’on appelle aujourd’hui l’éthique du care. Telle qu’elle est appréhendée par l’auteure, l’éthique du care se caractérise par une attention à autrui et par la considération des responsabilités qui en découlent. L’objet de l’éthique du care est de penser une alternative à la vision libérale de l’individu, défini par sa performance individuelle et son indépendance absolue à l’égard d’autrui. Ainsi, le travail de C. Gilligan tente de montrer que les sentiments moraux que les femmes peuvent exprimer ne sont pas significatifs d’une infériorité dans la moralité. Au contraire, elle y voit une ressource opérationnelle morale souvent ignorée qui serait pourtant un moteur dans le renouvellement de la pensée morale et sociale. Cette ressource serait donc inscrite dans une pratique concrète qui s’exprimerait dans les activités (informelles et/ou professionnelles) de prendre soin et bien souvent exercées par les femmes.

LA PRATIQUE DU CARE, UN SAVOIR-FAIRE

Si la pratique du care dans le cadre familial, très souvent informel, diffère de sa pratique professionnelle, c’est qu’il y a un savoir-faire du care. Ce n’est surement pas la même chose d’écouter une personne de notre famille avec qui on peut se permettre d’interagir sans cadre déontologique que d’écouter une personne qui nous emploie et avec qui on a une relation salariale. L’aide à domicile sollicite de nombreuses compétences qui dépassent celles qui sont attendues pour faire un ménage. Il arrive qu’elle participe à des activités de soin brouillant alors la frontière entre les tâches ménagères et les tâches de care. L’exemple de la toilette nous permet d’illustrer ces propos. En effet, lorsque l’aide à domicile réalise la toilette d’une personne âgée, elle opère une activité d’hygiène qui participe à l’état de santé et au bien-être de la personne âgée dépendante et lui assure une partie de son intégrité corporelle et psychologique. Ces métiers du care sont mal rémunérés, généralement peu valorisés, car ils sont exercés très souvent par des femmes – dans des situations précaires – et dans espaces où se jouent l’intimité et la dépendance que la société feint de ne pas voir. Peu reconnues voire marginalisées, ces professions sont traversées par des problématiques complexes, comme celle de l’asymétrie des relations allant de l’abnégation de soi à la domination, ou celle de leur invisibilité qui favorise les inégalités de care.

LE CARE, UN CONCEPT CRITIQUE

Dans Le sexe de la sollicitude[2], Fabienne Brugère assure que les marquages sexués doivent être dépassés pour que la sollicitude cesse d’être de l’ordre de la performance. Pour autant il ne s’agit pas de renforcer l’assignation des femmes aux tâches de care, il convient en effet de se garder de toute forme de naturalisation. Déconstruire ces marquages sexués, c’est aussi permettre au care de se généraliser dans la société, permettre à chacun d’investir ces activités de care. Le partage de la sphère privée (non politique et relevant de l’intimité, et donc des femmes) et de la sphère publique (relevant de l’ordre masculiniste) hiérarchise les rapports de genre jusqu’à l’exclusion des femmes – de certaines femmes à l’ordre publique et politique.

À partir de la notion de vulnérabilité (qui traverse l’être humain de sa naissance à sa mort) il s’agit pour l’éthique du care de reconnaitre les situations de dépendance permettant de repenser la logique marchande du néolibéralisme pour proposer un nouveau monde en commun. Joan Tronto[3] propose dans son ouvrage majeur, Un monde vulnérable, une anthropologie politique de la vulnérabilité. L’auteure y développe l’idée selon laquelle nous sommes tous pris dans un réseau d’interdépendance puisque nous avons tous besoin les uns des autres pour nous construire. Elle exprime dans cet ouvrage sa volonté de réintégrer la question de l’éthique du care au cœur de la sphère politique dont sont exclus les outsiders, tels que les femmes, les ouvriers, les immigrés.

LA POLITIQUE DU CARE

Le care n’est pas uniquement une question de relations interpersonnelles, c’est aussi un certain rapport aux institutions, à l’espace public. Pour envisager la démocratisation du care, il est nécessaire que nous soyons tous potentiellement bénéficiaires ou administrateurs de care ; nécessaire également de revendiquer une égalité de care pour atténuer les déséquilibres entre les riches et les pauvres et pour favoriser l’égalité dans l’accès à un bon care. La démocratisation de ce dernier, c’est enfin sa reconnaissance et le respect de sa diversité. Analyser les perspectives politiques de l’éthique du care, c’est permettre l’acceptation de ce qui est essentiel à l’existence afin que chacun d’entre nous, homme ou femme, riche ou pauvre, trouve sa place dans une démocratie sensible.


à retenir

  • Qu’elles soient d’ordre professionnel ou familial, les activités de care sont largement exercées par les femmes (et pour certaines en situation de précarité). Ceci peut s’expliquer notamment par les marquages sexués en vigueur dans nos sociétés qui appréhendent les femmes comme naturellement « bienveillantes » ou « à l’écoute ». L’éthique du care  permet de lutter contre l’assignation des femmes aux activités de care en contestant ces marquages sexués.
  • Le care est un concept critique qui déstabilise la figure libérale de l’individu en analysant la vulnérabilité comme une caractéristique centrale de la vie humaine.
  • La politisation de l’éthique du care est un enjeu majeur afin de repenser nos démocraties et que toutes et tous trouvent une place conforme à leurs aspirations.

Références

[1] Carol Gilligan, In a Different Voice, Cambridge Mass., Harvard University Press, 1982 ; Une voix différente. Pour une éthique du care, Paris, Flammarion, « Champs essays », 2008, pour la traduction française utilisée.
https://www.cnil.fr/fr/ethique-et-intelligence-artificielle

[2] Fabienne Brugère, Le sexe de la sollicitude, Paris, Le Seuil, 2008.

[3] Joan Tronto, Moral Boundaries, New York, Londres, Routledge, 1993 ; Un monde vulnérable, pour une politique du care, Paris, La Découverte, 2009, pour la traduction française utilisée.


Diane BROSSARD
rédige, au sein du laboratoire LEGS (Laboratoire d’Etudes de Genre et de Sexualité) à l’Université Paris 8, une thèse de doctorat sur la politisation de l’éthique du « care ».

Auteur

Diane Brossard

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