Bataille pour le contrôle de l'industrie des télécoms en Afrique
En 2018, l’industrie des télécommunications représentait 8 % du PIB de l’Afrique, soit une valeur économique supérieure à 200 milliards de dollars. Cette part devrait atteindre 10 % du PIB dès 2025. C’est un enjeu de développement pour les pays africains ; ce devrait être un enjeu stratégique pour les firmes européennes.
Depuis les années 2000, de nouveaux entrants se disputent un marché africain surtout dominé jusque-là par des acteurs européens. Issus de pays dits émergents mais rarement africains, au premier rang desquels la Chine, ils ont fait du continent une priorité stratégique, et ont durablement affaibli la prégnance des firmes européennes. Cependant, l’industrie africaine des télécommunications est à l’aube d’une nouvelle ère de confrontation entre acteurs européens et acteurs émergents. Les « business models » de ces acteurs comme les GAFAM devraient à terme bouleverser les rapports de forces.
Un pré carré européen attaqué par Huawei et ZTE
Dans le secteur des équipements, les européens Alcatel, Ericsson, Siemens ou Nokia ont, jusqu’à la fin des années 1990, capté l’essentiel des marchés que représentaient les opérateurs historiques. Les groupes nord-américains, comme les chinois Huawei et ZTE, étaient alors peu présents.
Les rapports de force ont évolué dès les années 2000, aboutissant à la marginalisation des Européens. Le chinois Huawei s’est implanté en Afrique en 1998, rapidement suivi par ZTE. La compétitivité des prix et la capacité à rémunérer des intermédiaires n’expliquent pas à eux seuls leur succès : ils ont pu compter sur des solutions de financement particulièrement attractives et des politiques de formation massives du gouvernement chinois Enfin, alors que les Européens mutualisent leurs ressources dans des « hubs » régionaux, les équipementiers chinois s’installent dans chaque pays et y disposent de ressources humaines significatives. Ces dernières années, Huawei aurait ainsi capté 70 % du marché des infrastructures pour réseaux 4G.
Dans le domaine des terminaux mobiles, les Européens Alcatel, Nokia et Ericsson ont été remplacés par Apple, Samsung et Huawei dans le haut de gamme, mais surtout dans l’entrée de gamme par le chinois Transsion, qui contrôle 48,7 % de ce marché, avec des laboratoires de recherche au Nigeria et au Kenya et une usine en Ethiopie.
Si, contrairement aux équipementiers européens, les opérateurs Orange et Vodafone ont fait de l’Afrique une priorité stratégique, ils y sont concurrencés par des acteurs issus de pays émergents (cf. figure ci-dessous) comme le sud-africain MTN, le Zimbabwéen Liquid Telecom, l’indien Airtel, l’émirati Etisalat, le vietnamien Viettel. Ils sont en outre concurrencés par les services des GAFAM, comme WhatsApp ou Skype, qui ont considérablement accru le trafic de données sur les réseaux mobiles africains sans que les opérateurs n’en tirent de bénéfice.
Part de marché des principaux opérateurs en Afrique en 2017
Source : Blycroft 2018
La montée en puissance des GAFAM et les « routes de la soie digitales »
Afin de promouvoir leurs services en Afrique, les GAFAM proposent l’accès « gratuit » à internet et installent leurs propres infrastructures. Ces investissements sont particulièrement visibles dans le domaine des câbles sous-marins. En 2021, Google va mettre en service Equiano, reliant le Portugal à l’Afrique du Sud en passant par le Nigéria. En 2023, Facebook devrait mettre en service son câble 2 Africa, long de 30 000 km, qui fera le tour de l’Afrique. Les GAFAM occuperont d’ici peu une part prépondérante du trafic entre l’Europe et l’Afrique : c’est déjà le cas entre l’Amérique et Europe, où ils concentrent 50 % du trafic en 2019. Les GAFAM se réservent une part de cette capacité et commencent à commercialiser l’autre aux opérateurs qui n’ont pas la capacité financière de réaliser de tels investissements.
Plus discrètement, mais de façon plus structurée, les opérateurs chinois et les BATX[1] se préparent à investir le continent africain. Dans le cadre du volet digital des Nouvelles Routes de la Soie (Belt and Road Initiative), la Chine réalise des investissements massifs dans les câbles sous-marins. En 2018, China Unicom a mis en service le câble SAIL, reliant le Cameroun au Brésil. Cette infrastructure devrait être complétée en 2021 par le câble PEACE, reliant l’Asie, l’Afrique et l’Europe. Enfin China Mobile, China Telecom et China Unicom seront largement majoritaires dans le futur câble SEA-ME-WE 6[2]. Peu à peu, les opérateurs européens vont donc perdre le contrôle sur la connexion de l’Afrique au reste du monde.
Dans le cadre de la « Digital Silk Road » la Chine investit également dans la constellation de satellites de Beidu, une alternative au système américain GPS et à l’européen Galileo dès 2020. La Chine disposera donc d’un écosystème complet lui permettant de proposer les services d’hébergement, de communication, de jeux ou d’e-commerce des BATHX sur les smartphones africains, déjà en grande partie de fabrication chinoise.
Sur le terrain d’affrontement entre puissances technologiques que constitue le marché africain des communications, les Européens cèdent la place aux Américains et aux Chinois. Malgré quelques succès, comme MTN ou Liquid, et l’apparition de sites de e-commerce comme Jumia, les entreprises africaines sont encore peu présentes. L’importance de l’Afrique pour la Chine devrait encore se renforcer : la rivalité sino-américaine conduit Washington à faire pression sur les Européens pour qu’ils n’aient pas recours aux technologies chinoises pour leurs réseaux 5G, et le COVID-19 va entraîner une restructuration des chaînes de valeur.
Selon l’ancien PDG de Google Eric Schmidt, « Le scénario le plus probable n’est pas un éclatement mais une bifurcation vers un Internet dirigé par la Chine, et un Internet non-chinois dirigé par les États-Unis ». Omniprésence dans les infrastructures terrestres, montée en puissance dans les communications sous-marines, arrivée massive d’opérateurs de télécommunication : les entreprises chinoises pourraient rapidement se trouver en position de force sur l’internet africain.
Câbles sous-marin « africains » en 2023
Références
[1] Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi
[2] Ce câble reliera la France à Singapour et connectera l’Afrique par la mer rouge.
[3] Baidu, Alibaba, Tencent, Huawei, Xiaomi
à retenir
- Un décrochage graduel des équipementiers européens depuis les années 2000
- Les positions des opérateurs européens menacées par les GAFAM et les routes de la soie digitale ?
- La Chine, futur maître de l'internet africain ?
Bertrand LE GORGEU
Expert en télécommunication et cyber-sécurité. Il a plus de 20 ans d’expérience à des postes de direction commerciale, dans des groupes comme Thalès et Cisco, et dans des ETI comme Teem Photonics, Dragonwave, et Ekinops, équipementier français spécialisé dans le SD-WAN et la transmission optique.
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