Retour au numéro
Partager sur :
Vue 700 fois
28 octobre 2020

Rose Dieng-Kuntz (1956-2008) Pionnière du web « intelligent »

« Je crois, dit-elle d’une voix douce, à la force des symboles…Témoigner qu’une femme noire peut s’épanouir dans la recherche scientifique, dans une France terre d’accueil, y assurer des responsabilités et transmettre sa passion à des jeunes, en particulier à de jeunes filles »[1]


Informaticienne spécialiste de l’intelligence artificielle, première femme africaine diplômée de l’École Polytechnique et de Télécom Paris (1980) Rose Dieng était directrice de recherche à l’INRIA. À l’origine des premiers algorithmes « intelligents » d’acquisition et de recherche de connaissances sur le web, elle a participé à l’émergence de ce qu’on appelle maintenant le web sémantique. Elle a reçu le Prix Irène Joliot-Curie de la scientifique de l’année en 2005 et la Légion d’honneur en 2006.

Née au Sénégal dans un milieu très modeste, Rose Dieng fait des études secondaires brillantes au Lycée Van Vollenhoven à Dakar, devenu depuis lycée Lamine Guèye. Elle y obtient le 1er prix au Concours Général en Mathématiques, Français et Latin, le 2e prix en Grec et la mention « très bien avec félicitations du jury » au baccalauréat.

Grâce à une bourse, elle suit les classes préparatoires au lycée Fénelon à Paris et elle est reçue à l’école Polytechnique en 1976. Elle est la première femme africaine à intégrer cette école prestigieuse. Elle entre ensuite à Télécom Paris (à l’époque, École Nationale Supérieure des Télécommunications), et poursuit par un doctorat en Informatique à l’université Paris-Saclay (à ce moment là Paris-Sud) à Orsay.

Un passage chez Digital Equipment Corporation (DEC) lui fait découvrir, et se passionner pour, l’intelligence artificielle et les systèmes experts. Elle rencontre alors Pierre Haren et, en 1985, elle rejoint l’équipe de recherche sur ces sujets qu’il est en train de constituer au centre de Sophia-Antipolis de l’INRIA. Elle y fera carrière jusqu’à son décès prématuré en 2008, et sera une des premières femmes chef de projet à l’INRIA.

DES TRAVAUX PRÉCURSEURS

À son arrivée à l’INRIA elle travaille sur des systèmes experts qui exploitent plusieurs bases de connaissances, et, car cela lui paraît fondamental, elle étudie comment de tels systèmes peuvent produire des explications, c’est-à-dire décrire le raisonnement qui a mené à la réponse qu’ils produisent.

Elle se convainc que, pour obtenir de bonnes explications, il faut les préparer dès la phase d’acquisition des connaissances. Elle comprend que, pour exploiter des sources multiples de connaissances et pouvoir les réutiliser, il est essentiel de les factoriser et de les normaliser.

Pour cela, elle va utiliser des graphes conceptuels. Ces graphes décrivent l’ontologie du domaine concerné, c’est-à-dire les concepts manipulés dans ce domaine et des relations de spécialisation et de généralisation entre ces concepts : une voiture ou un vélo sont des véhicules, une collision est une sorte d’accident. Ils peuvent être enrichis par des règles et des contraintes relatives à ces concepts. En annotant les connaissances d’une base d’information par ces concepts et en utilisant les possibilités de raisonnement apportées par les règles et les contraintes de l’ontologie, on améliore la précision des recherches par rapport à ce qui peut être fait sur la base de mots-clés ou d’un simple vocabulaire.

Les travaux de Rose Dieng sont précurseurs : les systèmes qu’elle développe exploitent des ontologies avant que cette notion se popularise dans le monde de l’informatique. La notion d’ontologie informatique apparait explicitement au début des années 1990. Elle va permettre de développer des systèmes d’information collectifs qui partagent des concepts, des relations et de rendre explicites les connaissances implicites de bases d’un domaine, celles qui sont toujours vraies, et ainsi de les réutiliser et de les partager.

En 1992 elle prend la tête d’un projet de recherche sur ces sujets. Tout en poursuivant ses travaux sur les bases de connaissance « intelligentes », son groupe va développer des d’outils d’extraction de graphes conceptuels à partir de documents. Leur approche « documents + bases de connaissance + ontologies » trouve alors des applications remarquables et remarquées, car elle permet à une communauté, une entreprise ou une institution de capitaliser et partager des savoirs. Leur système CORESE sera utilisé dans le cadre de collaborations avec l’INRETS, Dassault Aviation, Dassault Systèmes, dans des domaines d’application variés (accidentologie, géographie, biologie et médecine…). Ces succès démontrent l’importance des mémoires d’entreprise et la possibilité de les exploiter efficacement. Le passage des notations basées sur XML (le format des données du web) permet la mise en œuvre des premiers sites web d’entreprise.

C’était la bonne découverte au bon moment. Rose Dieng a fait partie des premiers chercheurs qui ont compris l’importance du web comme moyen privilégié de diffusion et de partage des connaissances et des ontologies. En 1999, les travaux de son équipe prennent une grande visibilité quand l’inventeur du web, Tim Berners-Lee, lance l’idée du web sémantique, c’est-à-dire une extension du web où les informations sont annotées, et les ontologies partagées, de manière à améliorer l’expression des recherches dans cette masse d’informations et la pertinence des réponses obtenues.

Rose Dieng et son équipe seront parmi les acteurs majeurs de l’enrichissement sémantique du « World Wide Web (www) ».

Honorée par le Prix Irène Joliot-Curie de la Femme Scientifique de l’année en 2005 et la Légion d’honneur en 2006, elle est décédée prématurément au début de l’été 2008.

Une rue de Nantes, une place à Palaiseau, un « FabLab » à Dakar et depuis peu un amphi à Télécom Paris portent son nom (voir encadré en page 69).


Références

[1] http://www.lemonde.fr/planete/article/2006/01/11

Rose Dieng-Kuntz : Savoir, mémoire et partage, 2006, interview https://interstices.info/jcms/c_16376/rose-dieng-kuntz-savoir-memoire-et-partage

Fabien Gandon : Ontologies informatiques, 2006, https://interstices.info/ontologies-informatiques/

Dieng R. (2002) Corporate Semantic Webs. In: Lecture Notes in Computer Science, vol 2425. Springer, https://doi.org/10.1007/3-540-46102-7_1


Marie-Claude GAUDEL
est informaticienne. Sa carrière s’est déroulée à Nancy, à l’INRIA, à Alcaltel-Alsthom, et à la Faculté des Sciences d’Orsay où elle a dirigé le LRI. Lauréate de la médaille d’argent du CNRS pour ses recherches sur le test et la fiabilité des logiciels, elle est membre d’honneur de la SIF, docteure Honoris Causa de l’EPFL et de l’Université de York.
Elle a présidé le conseil scientifique de l’INRIA, le conseil d’administration de RENATER.
Elle est membre du bureau de l’association Femmes & Sciences.

Auteur

Marie-Claude Gaudel

Articles du numéro