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28 octobre 2020

Masculinité et inégalités femmes-hommes

Pas d’égalité femmes-hommes sans remise en cause de la masculinité. Mais suffit-il de prôner une « masculinité positive » pour mettre fin à la domination masculine ? Cinquante ans de recherche en sciences sociales sur la question peuvent aider à y voir plus clair.

Depuis maintenant une cinquantaine d’années, les études de genre – champ thématique et interdisciplinaire au sein des sciences sociales – ont établi la dimension structurelle des inégalités entre le groupe social des hommes et celui des femmes. Ces inégalités prennent corps tant dans la sphère publique (travail, politique, usage des espaces publics et médiatiques, etc.) que dans la sphère domestique (répartition des tâches, charges émotionnelle et sexuelle, etc.). Ces études ont d’abord questionné l’invisibilité des femmes et les injonctions paradoxales qui construisent la féminité avant d’interroger l’omniprésence des hommes et de déconstruire l’évidence de la masculinité. Cet objet, en effet, est longtemps resté le « neutre invisible[1] » – « unmarked[2] » comme on dit d’une voiture de police banalisée – et construit comme tel par un androcentrisme généralisé, y compris dans le regard des sciences sociales[3]. C’est bien en ce sens, et avec humour, que Nicole-Claude Mathieu écrivait en 1971 : « La catégorie homme se caractérisait, tel le Christ dans l’hostie, par une présence réelle mais cachée[4]. » Or cette prise de conscience s’est diffusée au-delà d’un petit cercle de chercheuses et militantes féministes.


En langue française, Georges Falconnet et Nadine Lefaucheur[5], Maurice Godelier[6], Daniel Welzer-Lang[7], François de Singly[8] et Pierre Bourdieu[9] ont posé quelques jalons d’une sociologie des hommes (en tant qu’humains assignés hommes) et des masculinités. Il ne reste qu’aucun n’a donné une définition des masculinités aussi opérationnelle et systématique que Raewyn Connell. La conceptualisation des masculinités – au pluriel – proposée par la sociologue australienne dès 1985[10], bénéficiant de la rupture féministe avec une science androcentrée d’une part, et rompant avec une approche essentialiste et anhistorique de LA masculinité d’autre part, a en effet eu une fécondité certaine. On peut même affirmer qu’elle est fondatrice pour ce sous-champ des études de genre qu’il est convenu d’appeler désormais les masculinities studies ou études critiques des masculinités – un champ d’étude sorti de la « côte d’Ève[11]», pour reprendre le bon mot de Rodrigo Parrini, c’est-à-dire qui s’inscrit pleinement dans la continuité des théories féministes même s’il ne prend pas les femmes pour objet. Comme le rappellent les deux coordinateur-trices la première traduction française d’une partie de Masculinities, l’ouvrage-clé de Connell daté de 1995 : « le projet général qui sous-tend l’étude des masculinités chez Connell est d’éclairer les impensés du féminisme et des études de genre en mettant en lumière les logiques de genre qui s’établissent du côté des hommes et du masculin, trop longtemps demeurés dans l’ombre de la recherche[12] ». Dans la postface à cette traduction, Éric Fassin compare le développement des études critiques des masculinités par rapport aux études de genre, aux développements récents des travaux sur la blanchité par rapport aux études sur le racisme, et ceux sur l’hétérosexualité par rapport aux études gay et lesbiennes. Il en précise la logique commune : « C’est à chaque fois la même démarche : [il s’agit d’]aborder la norme universelle dans sa particularité, et la révéler ainsi en tant que point aveugle d’une approche de la domination[13]. ».

Par un déplacement de regard significatif, Raewyn Connell invite donc à distinguer plusieurs formes de masculinités, qui dépendent de la société étudiée, et se construisent dans un rapport dialectique avec la « masculinité hégémonique » au sein de cette société, c’est-à-dire cette modalité de la masculinité « culturellement glorifiée au détriment d’autres formes[14]», mieux, construite par rejet de celles-ci. Connell définit ainsi la masculinité hégémonique comme un « projet de genre[15]». Mathieu Trachman résume : « l’ordre du genre définit des espaces et des traits dans lesquels les hommes sont tenus de s’investir pour devenir des hommes[16] », et ce, afin de maintenir, de façon acceptable et acceptée par toutes et tous les privilèges octroyés par la société aux hommes en tant que groupe. Or un tel maintien peut impliquer des déplacements et des décentrements pour perdurer. Ainsi, comme le rappelle Emmanuel Beaubatie : « souvent des hommes, ont intérêt à défendre le classique schèma de la différence des sexes. Victimes de violences à la fois symboliques, matérielles et physiques, d’autres gagnent à s’engager pour la reconnaissance de modèles alternatifs[17] ». Mais, aujourd’hui, dans un contexte de forte mobilisation féministe et LGBTQI[18], certains traits et lieux d’investissement de la masculinité hégémonique occidentale perdent de leur légitimité, y compris aux yeux des dominants au sein même du groupe des hommes. En fait les investir devient contre-productif. On le voit avec l’idée qui se répand qu’il y aurait une « masculinité toxique » dont il faudrait se départir. Au contraire, la figure des « nouveaux pères », celle des hommes « pro-féministes » ou encore certains types de masculinités homosexuelles – dites homonormatives – peuvent « prendre le pas sur la figure hégémonique classique[19] » sans pour autant que les asymétries structurelles femmes-hommes disparaissent. Pire, leur mise en avant peut créer l’illusion que le combat politique pour l’égalité est achevé.

Références

[1] Maxime CERVULLE, Patrick FARGES et Anne Isabelle FRANÇOIS, Marges du masculin : exotisation, déplacements, recentrements, Paris, L’Harmattan, 2015.

[2]Todd W. REESER, Masculinities in Theory: An Introduction, Toronto, Wiley-Blackwell, 2010.

[3] Danielle CHABAUD-RYCHTER, Virginie DESCOUTURES, Anne-Marie DEVREUX et Eleni VARIKAS (dir.), Sous les sciences sociales, le genre, Paris, La Découverte, 2010.

[4] Nicole-Claude MATHIEU, « Notes pour une définition sociologique des catégories de sexe », Epistémologie sociologique, 1971, vol. 11, p. 19-39.

[5] Georges FALCONNET et Nadine LEFAUCHEUR, La Fabrication des mâles, Paris, Le Seuil, 1977.

[6] Maurice GODELIER, La production des grands hommes. Pouvoirs et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, Paris, Fayard, 1982.

[7] Daniel WELZER-LANG, Les hommes violents, Paris, Lierre et Coudrier Éditeur, 1991.

[8] François DE SINGLY, « Les habits neufs de la domination masculine », Esprit, 1993, 196 (11), p. 54-64.

[9] Pierre BOURDIEU, La domination masculine : Suivi de Quelques questions sur le mouvement gay et lesbien, Paris, Le Seuil, 1998.

[10] Tim CARRIGAN, Raewyn CONNELL et John LEE, « Toward a New Sociology of Masculinity », Theory and Society, 1985, vol. 14, no 5, p. 551-604.

[11] Rodrigo PARRINI, Apuntes acerca de los estudios de masculinidad. de la hegemonía a la pluralidad,
http://www.eurosur.org/FLACSO/apuntesmasc.htm, mars 2000.

[12] Arthur VUATTOUX et Meoïn HAGEGE, « Les masculinités : critique de l’hégémonie, recherche et horizons politiques », Contretemps, 25 oct. 2013.

[13] Raewyn CONNELL, Masculinités : Enjeux sociaux de l’hégémonie, Paris, Editions Amsterdam, 2014.

[14] Ibid., p. 74

[15]Ibid., p. 67

[16] Mathieu TRACHMAN, « Les vrais hommes et les autres », La Vie des idées,
https://laviedesidees.fr/Les-vrais-hommes-et-les-autres.html, 10 juillet 2014.

[17] Emmanuel BEAUBATIE, « La multiplicité du genre », La Vie des idées,
https://laviedesidees.fr/La-multiplicite-du-genre.html, 6 mars 2020.

[18] Pour « lesbiennes, gays, bisexuel·le·s, trans, queers et intersexué·e·s ».

[19] Id.



Josselin TRICOU

Docteur en science politique et études de genre de l’université Paris 8. Actuellement, chercheur contractuel à l’INSERM, ses travaux articulent sociologie du religieux et sociologie du genre et de la sexualité. Sa thèse interrogeait la figure masculine du prêtre catholique. Elle en analysait le déclassement dans l’espace des masculinités et sa crise de plausibilité face aux mutations de l’ordre des sexes et des sexualités. La plupart de ses publications scientifiques sont disponibles sur la plateforme academia.edu.

Auteur

Josselin Tricou

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