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03 avril 2023

Jeux vidéo : des jeux à prendre au sérieux

Publié par Pierre-Jean BENGHOZI et Philippe CHANTEPIE | N° 208 - SOBRIÉTÉ, FRUGALITÉ - LES JEUX VIDÉOS

Le jeu vidéo s’est imposé comme l’industrie culturelle la plus dynamique, mais reste mal connu voire méprisé. Au croisement des mondes de la culture et du numérique, il offre cependant des perspectives industrielles et créatives particulièrement importantes.

 


Numérique et mondiale, cette industrie culturelle qu’est le jeu vidéo connaît une dynamique inédite : croissance rapide et régulière, sauf en 2022 (usages, mutation industrielle, technologies). Elle voit son paysage se redéfinir profondément car la crise sanitaire a joué un rôle de révélateur et d’accélérateur des transformations en cours ou en émergence.

 

Une activité plus partagée qu’on ne le croit

Comprendre l’importance du jeu vidéo dans la société, de ses enjeux économiques et de régulation, suppose de dépasser le cliché de garçons adolescents indétachables de leur console. C’est désormais l’une des activités les plus partagées : hommes et femmes, jeunes et vieux, tous marqueurs sociaux confondus (catégories socioprofessionnelles, revenus, éducation). La diversité des jeux et des modèles de commercialisation y contribue, favorisant un mouvement général de gamification : de génération en génération, on joue davantage et durablement.

Si les jeux vidéo s’adressent à tous et partout, c’est qu’ils ne se résument pas aux jeux de guerre ou de courses de voiture. Ce sont aussi des jeux simples sur smartphone, pédagogique et historiques, ou faisant travailler la mémoire. Ils se jouent seuls, à plusieurs ou en réseau. Chacun de ces jeux a ses spécificités par ses modèles économiques (gratuits, payants, par abonnement ou micropaiement), ses types d’utilisateurs (âge ou goûts), ses durées (de quelques secondes à plusieurs heures), ses équipements (consoles, PC, smartphone, interfaces dédiées) et les investissements associés (de centaines de millions d’euros pour les plus importants dits AAA à quelques dizaines de milliers pour les plus simples).

 

Ministère de la culture. Sources : SELL-CNC, GFK-Médiamétrie, Idate, Esane 2015-DEPS, CNC

 

 

Le croisement entre variété des types de jeu et modèles économiques d’une part, concurrence internationale d’autre part, rend ainsi particulièrement difficile une appréhension unique du secteur. Car derrière la variété des jeux, c’est aussi une variété des acteurs « en jeu » et de la structure des filières industrielles qui se joue.

Covid et confinement : une situation pas perdue pour tout le monde

Son caractère partagé explique que ce secteur a le plus profité des périodes de confinement : chacun a pu se mettre à jouer et jouer davantage. Malgré les difficultés des chaînes d’approvisionnement des processeurs et le retard des nouvelles générations d’équipement, la crise sanitaire a ainsi ouvert une recomposition faite d’opportunités : investissements et croissance externe se sont envolés à l’échelle internationale.

Une partie de l’écosystème est bien ancrée au sein de chaque pays : celle des studios de création innovants, avec des cycles rapides de création, disparition, rachats par les principaux éditeurs. Constitués de petites équipes, agiles, centrées sur la créativité et la surproduction pour les mobiles ou des spécialisations pour les PC, ils constituent un vivier toujours plus vaste. Mais cette frange de studios ne se conçoit qu’à côté d’un oligopole de très gros acteurs (éditeurs comme Ubisoft et Activision, équipementiers comme Sony, opérateurs comme Tencent, voire plateformes comme Amazon). On y observe un renforcement de la concentration qui attire — et c’est nouveau — l’œil attentif des régulateurs américains et européens. Les jeux vidéo connaissent les mêmes mouvements que le reste de l’Internet (concurrence entre GAFAM) pour se constituer comme plates-formes de distribution des jeux, pour disposer de catalogues exclusifs. Epic Games vs. Apple ou Microsoft-Activision-Blizzard sont des conflits récents qui illustrent la force de ces enjeux industriels

Le poids des investissements et la croissance du secteur se sont dès lors traduits par des configurations économiques qui éclairent aussi la situation d’autres industries. Ainsi, avec un système productif déterritorialisé et en flux tendu, la concurrence entre aires régionales par des clusters locaux s’est attisée : de Montréal aux Émirats en passant par Singapour. L’Amérique du Nord et l’Europe continuent de perdre du terrain tandis que d’autres marchés connaissent des croissances rapides. L’éclatement géographique amplifie un basculement en direction de l’Asie, la Chine en particulier, porté par la démographie, la part prépondérante de la jeunesse et une forte pénétration du numérique.

Un jeu qui reste très ouvert et offre des opportunités pour la France

Dans un tel contexte, la France dispose d’un tissu actif et créatif : allant de gros acteurs, tels que Gameloft et Ubisoft, au réseau de studios à succès, tels que Focus Entertainment. Pour autant, dans une filière concurrentielle à la production surabondante (environ 100 000 à 300 000 jeux sur mobile, 10 000 - 15 000 sur PC, des centaines sur consoles chaque année) et où les outils de conception deviennent ouverts (Unity, Unreal Engine), des investissements croissants sont nécessaires en termes de marketing comme pour attirer des talents créatifs. La consolidation reste à construire dans une industrie toujours à cheval entre mondes de l’informatique et de la culture. Les « pépites » françaises sont à la merci d’acquisition ou d’intégration dans des groupes étrangers, y compris Ubisoft.

Face à ces enjeux, les opportunités de consolider une filière française du jeu vidéo existent cependant. D’abord, les investissements colossaux dans le web 3.0 et le Métavers pourraient ouvrir des perspectives aux entreprises qui maîtrisent les interactions en ligne dans des environnements virtuels. Ensuite, le modèle économique des jeux vidéo est paradoxalement toujours en voie de stabilisation, face auquel mêmes des acteurs très puissants ne sont pas armés. Il ouvre donc des opportunités aux outsiders. Le Free-to-Play progresse en favorisant le Game as a service et de multiples formes de monétisation (In-App purchases, Downloadble content, Add-ons, publicité et cobranding…), y compris pour les jeux sur consoles. Parallèlement, le nouveau terrain de la concurrence se déploie sur le cloud gaming (streaming et abonnement). Google s’y est cassé les dents avec Stadia, Amazon s’y lance avec Luna, Facebook aussi, tout comme d’autres acteurs de la filière : par exemple le constructeur de processeur Nvidia avec GeForce NOW. Parmi les acteurs établis, Microsoft a renforcé son avance grâce à xCloud devant PlayStation, alors que la plupart des grands éditeurs y connaissent des résultats incertains.

Enfin, des pistes radicalement nouvelles se dessinent. Ainsi, l’essor de l’e-sport ouvre des perspectives inédites pour un pays disposant d’équipes sportives renommées, d’une grande expertise en matière événementielle et de premières initiatives encourageantes dans ce domaine. 


 

Pierre-Jean BENGHOZI

Directeur de recherche CNRS et professeur à l’École polytechnique est un des précurseurs, reconnu internationalement, des recherches sur les
modèles économiques du numérique, en particulier dans les industries créatives. Il a également une expérience importante comme de régulateur (Arcep) et spécialiste des infrastructures de télécommunications fixe et mobile.

 

Philippe CHANTEPIE

Inspecteur général des Affaires culturelles, Ministère de la culture, enseignant dans plusieurs universités dont l’économie des jeux vidéo à l’Université de Paris-Dauphine et à l’étranger.

Co-auteurs de Jeux vidéo, l’industrie culturelle du 21e siècle, Paris, Presse de Sciences Po-Deps, 2017.

Auteurs

Pierre-Jean BENGHOZI
Philippe CHANTEPIE

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