De la traversée de la Manche au bush australien avec un drone solaire
Interview de Laurent Rivière, président de Sunbird par Jean-Marie Pillot (1978)
[Jean-Marie Pillot] Blériot l’avait déjà fait en 1909, pourquoi refaire la traversée de la Manche ?
[Laurent Rivière] Il y avait plusieurs vols que l’on était capable de faire comme des circuits en drone solaire. Mais Blériot, c’est vraiment l’histoire de l’aéronautique. C’est l’histoire de la France et donc, pour nous, le but de cette action, c’était de gagner en crédibilité, en visibilité. Le milieu du drone est vraiment un milieu qui est encore naissant. Les gens commencent vraiment à découvrir le potentiel de toutes les applications et il faut des preuves concrètes que le drone peut entrer dans nos vies, qu’il peut avoir une valeur ajoutée, que ça marche vraiment. Quoi de mieux qu’un symbole fort en disant : « regardez, l’aviation est née de la traversée de la Manche. Le drone va naître de la même façon » par ce symbole historique !
[Jean-Marie Pillot] C’était plus une action de com qu’une action, qu’une performance technique ?[Laurent Rivière] C’est aussi une performance technique ! Parce que lorsque l’on a traversé la manche deux fois, on a volé pendant deux heures, au vent, on a franchi plus de 100 km. Et tout ça juste en utilisant l’énergie solaire et avec les batteries pleines en atterrissant. Actuellement, aucun drone électrique de moins de 5 kg n’a été capable de faire cela ! Bien sûr, il y a des drones militaires de type Predator qui vont traverser le continent, ou des drones plus lourds qui vont faire 1 000 km. Mais nous, nous sommes vraiment dans cette catégorie des drones électriques de moins de 5 kg, et là, on a établi un nouveau record.
[Jean-Marie Pillot] Sur cette traversée-là, d’autres drones ont-ils déjà tenté la traversée et qui ont échoué à votre connaissance ?
[Laurent Rivière] Non. Il y a des drones qui ont essayé et qui ont fait la traversée une seule fois. Mais des drones qui tentent de faire des vols et qui crashent, ce sont des choses qui arrivent tous les jours !
Par ce succès, le message que nous exprimons est : « c’est nous, on arrive techniquement à le faire parce que c’est quand même assez osé, parce qu’il n’y a pas de filet ». Si ça se passe mal, le drone va à l’eau et avec lui des dizaines de milliers d’euros.
Et c’est vrai que, techniquement, il y a très peu de constructeurs qui, réellement, arrivent à un niveau de fiabilité avec un vrai projet industriel qui peut aller sur le marché. Il y a beaucoup d’acteurs qui vont prototyper des drones ayant de grandes performances sans pour autant en faire un produit commercialisable. Notre but est de créer de la valeur en proposant des drones performants et accessibles à nos clients.
[Jean-Marie Pillot] Question « technique ». Comment ça se passait pendant la traversée ? Quels étaient les moyens de communication radio entre le drone et le sol ?
[Laurent Rivière] Cela devait être un vol BVLOS (Beyond Visual Line Of Sight). Mais la DGAC (l’aviation civile française) nous a imposé pendant la traversée de suivre le drone par bateau.
Le pilote et moi, étions sur le bateau et nous avions la télémétrie pour pouvoir regarder en temps réel le statut du drone et vérifier sa trajectoire et éventuellement le reprendre aussi s’il y avait des obstacles comme des bateaux ou alors s’il allait trop vite. Parce que le drone allait plus vite que le bateau ! Il fallait le ramener continuellement vers nous. En fait, on a dû faire faire au drone des allers-retours pour qu’il ne nous perde pas. Seul, le drone aurait fait la traversée beaucoup plus rapidement !
[Jean-Marie Pillot] Sa trajectoire était-elle programmée ?
[Laurent Rivière] Oui cette trajectoire était programmée. On a programmé des « waypoints » avec le chemin le plus court. Et le télépilote faisait revenir le drone en mode manuel pour suivre le bateau. Puis il reprenait ensuite en automatique.
On a volé pendant 2 heures 20 pour la traversée de la Manche. Mais en Australie, dans le bush, on a volé 7 heures. Et entièrement en automatique. Cela veut dire qu’on a lancé le drone à 50 km. Il faisait son vol tout seul et il revenait puis il atterrissait. Quand on a ce niveau de maturité, ce n’est plus simplement un avion de modélisme.
[Jean-Marie Pillot] Avez-vous des anecdotes ? Zéro incident technique ? Quelle était la météo ?
[Laurent Rivière] La météo était exceptionnelle : un beau temps avec très peu de vent et une mer qui était extrêmement calme.
Il y a eu forcément des imprévus. Par exemple après le décollage : on a perdu le drone (petit DJI) qui filmait notre drone ! On a cherché partout le petit drone en pleine mer. Et puis, on a fini par le retrouver.
Arrivés sur la côte à Douvres, là, on a vraiment réussi à faire des passages sur la côte. Le drone était sur une trajectoire « hippodrome » avec plusieurs altitudes (50 m au-dessus de la mer plus 50 m au-dessus des terres, donc à 100 m d’altitude).
C’est vraiment là que l’on a vraiment compris que, pendant la traversée, le drone était vraiment au top de ses performances. De plus, ses batteries ne sont pas déchargées d’un seul pourcent.
Ce record a été enregistré par l’Aéro-Club de France et il est en cours d’homologation par la Fédération Aéronautique Internationale.
[Jean-Marie Pillot] Bravo ! Maintenant, peut-on parler de Sunbirds ?
[Laurent Rivière] Oui, je suis le président fondateur et l’actionnaire majoritaire. La société a été créée en 2015. J’ai un peu d’expérience dans l’aérospatial car je suis diplômé ESIEA. À Toulouse, j’ai travaillé chez Airbus DS d’abord sur les satellites Spot 6 et 7 puis ensuite pendant trois ans sur l’intégration de la constellation Iridium Next, chez TAS. J’ai découvert alors que le milieu des drones était en train de d’apparaître, de se développer et je me suis dit qu’il y avait un créneau à prendre dans tout ce qui est « inspections de grands espaces ». Très peu de drones étaient capables d’adresser ces grands espaces pour lesquels il y a un gros retour sur investissement avec beaucoup d’applications liées à l’inspection de milliers d’hectares pour les exploitations forestières, pour la protection de la biodiversité et la sécurité; pour la surveillance des ressources en eau, par exemple.
J’ai créé Sunbirds avec des co-fondateurs et une dizaine d’actionnaires qui se sont ajoutés au fur et à mesure. Nous étions trois cofondateurs très actifs.
En 2016, nous avons disposé du premier prototype qui faisait office de preuve de la faisabilité (proof of concept). Ensuite, nous nous sommes confrontés aux problématiques d’industrialisation et de mise sur le marché. C’était sacrément difficile. Il y a eu beaucoup de crashs et beaucoup d’échecs au départ. À chaque fois qu’on faisait un vol, on crashait.
Au début, nous n’avions pas d’argent, personne ne nous faisait confiance. En fait, on n’a eu que notre foi et notre courage pour vraiment faire tenir la boite.
J’ai dû me former sur tout ce qui est : modules de puissance, gestion de l’énergie solaire, soudage, intégration des cellules solaires, logiciels de commande. Mais j’ai pu aussi fédérer un certain nombre de partenaires et rencontrer les bonnes personnes au fur à mesure.
Actuellement, nous sommes hébergés par le CEA-Tech à Labège, et ils ont joué un rôle fondamental dans l’avenir de la boîte : on devait intégrer les cellules solaires sur les ailes. Il fallait aussi mettre au point un procédé qui soit vraiment sur mesure pour que les cellules solaires soient légères, flexibles, pour qu’elles tiennent dans le temps et qu’elles résistent à la chaleur. Ce procédé a été mis au point avec l’INES,près de Grenoble, et Sunbirds en a la licence exclusive !
Maintenant, nous avons 20 drones opérationnels, nous avons réalisé plus de 1 000 vols et nous assurons du service en Australie pour des « cattle stations » et en Afrique pour de l’exploitation forestière.
Actuellement, nous avons levé 600 k€ auprès de Business Angels, de la BPI et de banques. Nous préparons une levée de capital de 1 M€. Le marché que nous adressons est un marché de niche, mais il est gigantesque !
[Jean-Marie Pillot] Merci et bon vent !
Laurent Rivière
Président fondateur de Sunbirds.
Il est ingénieur ESIEA et a débuté sa carrière dans l’industrie spatiale.
En 2015, il co-fonde Sunbirds.