Revue TELECOM 193 - Trois questions à Philippe Vrignaud Directeur de projets à la DINSIC
TROIS QUESTIONS A PHILIPPE VRIGNAUD
Directeur de projets à la DINSIC
Propos recueillis par Louis-Aimé de Fouquières (1982) dans la revue TELECOM n° 193
Numériser l’administration, c’est aussi profondément modifier les comportements des agents et l’organisation des services. En plaçant au centre l’usager, longtemps absent des projets d’administration électronique.
De nombreux projets d’administration électronique ont été déployés ces dernières années. Pourquoi l’amélioration du service à l’usager n’est-elle pas toujours au rendez-vous ?
Nous voyons actuellement l’émergence d’une certaine méfiance, et même défiance, pour le développement des services numériques publics, non pas seulement parce qu’elle crée de nouveaux problèmes, mais aussi parce qu’ils n’ont pas été en mesure d’en régler d’autres pour lesquelles on pensait qu’ils seraient une solution.
Cette perte de confiance était prévisible et résulte d’au moins trois malentendus.
• La numérisation des démarches, une nouvelle révolution technique qui conduirait l’administration vers un nouvel eldorado d’efficience et de bien-être pour les agents et les usagers.
La dématérialisation est attachée, consciemment ou inconsciemment au mythe du « progrès technique » source d’un progrès de civilisation et de progrès social. Nous avons besoin de cette « croyance » dans la numérique, porteur de rêves en un avenir meilleur, pour « inciter » et « inviter » à son adhésion massive.
Cette adhésion à bien lieu, les usages du numérique se sont développés, sphère publique comprise.
Mais les résultats sont évidemment inférieurs aux rêves, car on ne transforme pas une organisation publique en mettant des ordinateurs devant chaque agent, en remplaçant le courrier par des courriels, ou en déployant des programmes informatiques pour automatiser les tâches.
• La « numérisation des services publics » s’est inscrite dans un contexte de crise qui a brouillé, même parfois dévoyé, son message « progressiste » et sa dimension « réformatrice ».
La raréfaction des ressources budgétaires a fait coïncider la numérisation des services avec celle de la volonté (nécessité ?) de réduction des effectifs, de réorganisation des services, ou d’optimisation des processus. La numérisation s’est trouvée, un peu contre son grès, mise au service, sans que cela soit vraiment avoué, de cette recherche de réduction des coûts, faisant parfois passer l’amélioration de la qualité du service rendu d’un but existentiel, à un effet collatéral bienheureux. Tous les services n’ont pas raisonné comme cela, heureusement, mais il suffit de deux ou trois démarches emblématiques touchant un très grand nombre d’usagers déployés sans vraiment de scrupule sur ce point, pour entacher le numérique public d‘une image négative.
• L’incapacité de définir et conduire une stratégie numérique d’État sur le long terme, notamment sur les grands sujets structurants.
C’est en effet sur les projets de nature et de dimension interministérielle et partenariale que les avancées sont souvent les plus lentes. Les logiques d’investissement long terme demandent à la fois une vision, et suffisamment de persévérance pour qu’elles ne soient pas remises en cause à chaque changement politique ou de responsable SI. La création de la DINSIC, DSI groupe de l’État, ne s’est traduite à ce jour que par la création de bien peu de services transverses, comme le RIE. D’autres émergent, comme France Connect ou VITAM, mais d’autres ont échoué, le RH, sans oublier l’harmonisation des dispositifs de front office usagers ou agents. Les ministères approchent le sujet d’une numérisation prioritairement sous l’angle d’intérêts catégoriels, tournés vers la création d’économies, ce qui n’est pas sans contradiction avec l’approche usager. Cette nécessité de déployer des services interministériels se heurte de plus aux ambiguïtés du portage opérationnel de ses projets, qui trouveraient à s’incarner normalement au sein de centres de services partagés, à compétences interministérielles, qui n’obligeraient pas à des montages juridiques complexes et des gouvernances risquées (GIP, SCN… ex du guichet entreprise qui a changé trois fois de statut, GIP, puis SCN et à nouveau GIP).
Comment éviter ces difficultés ?
• La première des choses, est qu’il faut décorréler les différents objectifs de politiques publiques.
La transformation de l’État AVEC le numérique à sa propre logique, indépendamment d’approches budgétaires et comptables. Indépendance ne veut évidemment pas dire que des liens et des enjeux croisés ne se retrouvent pas, mais le retard pris dans les domaines des échanges de données, dans l’identité numérique, dans les infrastructures d’archivages électroniques, de système d’information métiers, de multicanal incitent à des investissements massifs sur plusieurs années. Bien sûr, il y a les PIA¹et le FTAP (fonds de transformation de l’action publique), mais les modalités de distribution de ces fonds portent en eux des biais. Exiger des réductions de charge en contrepartie d’une dotation, alors que le premier enjeu est celui de devoir poursuivre à proposer un service public de qualité en phase de réduction des effectifs, c’est la double peine assurée !
• Le second point est la capacité de construire avec les usagers et les agents une réponse aux besoins de services au public qui utilisent le numérique au bénéfice de ces deux acteurs.
Ces principes, que personne ne vient plus contredire, se déclinent aujourd’hui au travers de multiples initiatives ; les démarches de co-construction de politiques publiques, de participation citoyenne, des LAbs, autant de manières de proposer aux agents et aux usagers de partager des constats sur leurs attentes, leurs besoins, et définir avec eux les modalités d’y répondre, qu’elles utilisent le numérique ou pas.
Ce qui importe aujourd’hui, c’est bien l’approche multidimensionnelle du sujet de la transformation publique, au-delà de la transformation numérique. Les projets de transformation sont globaux et les modifications induites par l’insertion du numérique dans la relation usagers/agent nécessitent que l’on réinvente à chaque fois un nouvel équilibre dans les modes d’interaction avec l’usager ; numérique, présentiel, suivi personnalisé, accompagnement relais, aides. Ces nouveaux équilibres font intervenir, interagir plusieurs niveaux d’acteurs, qui dépassent le cercle des acteurs publics. La société civile, les associations, mais aussi les entreprises, la sphère familiale, autant d’espaces dans lequel la relation numérique doit pouvoir se déployer dans une continuité de services.
- Enfin, dernière approche, celle qui vise à déployer en « faisant » et en expérimentant.
Cette culture du « faire », du faire soi-même (le DIT, « Do It Togteher » ), celle de réaliser, tester entre de plus en plus dans les mœurs. Ce qui était une mode, parfois même une manière d’entrer en « rébellion » par rapport aux modes d’organisation habituels, est en train de devenir la méthode de pilotage des projets de transformation, numérique ou pas. LAb, start-up etc. sont autant de termes qui dénotent une même réalité, le rapprochement dans le temps du passage de l’idée, au « produit » que l’on teste puis que l’on déploie. Bien sûr, ce mode opératoire heurte nos modèles organisationnels, de tous ceux qui invitent à découper les projets en phases de concept, de cahier des charges, de procédures de marchés publics, de développement, de déploiement, d’accompagnement au changement… La place des DSI et des MOA s’en trouve bouleversée. La transformation des DSI en Direction du numérique est la traduction concrète de ce changement de posture, qui devra toutefois dépasser ce simple changement de vocable pour traduire la transversalité de la transformation qu’induit le numérique.
Quels domaines nouveaux devraient couvrir les prochains projets de numérisation de l’État ?
Ne croyons pas qu’il y ait de grandes nouveautés dans l’énoncé de ce qui est au cœur de la numérisation publique.
Quatre chantiers sont majeurs, et en grande partie, ce sont les chantiers qui depuis 20 ans ont été repoussés, mais qui conditionnent le renforcement d’un socle de services numériques de l’État.
• En premier lieu, l’identité numérique de la personne physique et morale.
Des progrès importants ont été réalisées ses trois dernières années avec France Connect, qui a l’immense mérite de la simplicité, et qui garantit dans une très grande majorité des cas un niveau d’identification suffisant. Sa généralisation à tous les acteurs privés et publics est un point qui doit permettre à la France de construire une relation de confiance avec les usagers.
• En second lieu, la question de l’échange de données entre administrations est un élément essentiel dans la construction de services à destination des usagers.
Le sujet est bien celui de la capacité à déployer des services aux usagers qui s’appuient sur des données permettant à la fois la simplification des démarches (Principes du « dites-le nous une fois »), mais aussi le déploiement de services à valeur ajoutée tendant à plus de proactivité de l’administration envers les usagers. Cette « inversion de la charge de la preuve » comme on dit en droit, vise à développer des services qui puissent être en mesure de tirer parti d’analyses des données (l’intelligence artificielle entre dans cette mouvance). Mais pour qu’il y ait exploitation de la donnée efficace, il faut deux éléments :
• Des données accessibles : cela concerne tout autant l’open data que les données dont les échanges ont un réel potentiel. Cela peut concerner les données personnelles ou bien couvertes par des secrets. Donc, première règle, l’ouverture des données doit être déployée à grande échelle.
•Une gouvernance de la donnée à la hauteur des enjeux. Accéder à des informations sur les usagers, c’est bien, mais dans le respect de la vie privée et uniquement aux données strictement nécessaires ! Dans plusieurs pays, comme la Belgique, l’Estonie, le Danemark, les gouvernements ont mis en place une gouvernance de l’accès à la donnée placée au cœur des dispositifs techniques d’échange. Ce n’est pas le cas en France, qui a dissocié les outils techniques, et les modalités de gouvernance. En Belgique, le dispositif technique d’échange de données entre administration, et la gouvernance associée ont été instaurés par une loi !
• Le troisième chantier, celui qui reste un point essentiel, est celui de l’archivage électronique.
Déployer des services dématérialisés c’est bien, mais si le sujet de l’archivage n’est pas traité rapidement, nous allons devant des difficultés immenses qui touchent à notre mémoire collective. Le projet VITAM a été lancé, mais les enjeux concernent tous les acteurs publics, du plus petit au plus grand. Cette dimension du développement de l’administration avec le numérique dépasse le sujet de l’archivage, c’est bien l’ensemble des traces laissés sur internet des échanges entre administrations et entre administrions et usagers qui se joue là.
• Mais la première des choses est de déployer la numérisation du plus grand nombre de démarches administratives, mais en revoyant totalement le niveau d’ambition.
Tout d’abord, il faut se mettre d’accord en ce XXIème siècle sur ce que l’on entend par dématérialisation. Il faut arrêter d’associer la dématérialisation à la possibilité pour un usager de remplir un formulaire en ligne, ou un PDF, et de l’envoyer ensuite en PJ d’un mail au sein des services. L’erreur tient à ce qu’il y a 20 ans, quand « l’administration électronique » a été lancée, il fallait cacher la complexité administrative à l’usager en ne s’attachant qu’à l’image extérieure, et donc ne proposer qu’une numérisation du front vers l’usager, tandis que les agents travailleraient en interne à l’âge du papier. C’est encore le cas pour plus de 75 % des démarches. Dans les faits, 99% des dossiers des usagers déposés finissent en données (déjà le tableau utilisé pour enregistrer les dossiers arrivés). La charge est donc pour les agents (70 % des démarches n’ont pas de SI métier, parce qu’une majorité de démarches sont souvent de faible et moyenne volumétrie.
Le deuxième écueil est de ne s’intéresser qu’aux démarches qui sont à forte volumétrie. Or c’est ce qui a été fait depuis 20 ans. Certes, il fallait le faire, mais il faut maintenant traiter ce qui est réellement vécu par l’usager, qui est l’extrême diversité et multiplicité des démarches administratives. N’agir que sur quelques démarches que l’on réalise deux fois dans sa vie est souhaitable, mais la multiplication des petites démarches qui gravitent autour des événements de vie nuisent à une action efficace de l’administration. Pour ce faire, il faut là encore changer de paradigme et trouver des outils génériques pour dématérialiser, quitter les outils spécifiques, et proposer des outils de back office simples, communs à tous les agents, des agents de moins en moins nombreux et forcément polyvalents. C’est le pari que relève la DINSIC avec « demarches-simplifiees.fr », une start-up d’État qui a bien été obligé de ne partir d’aucun modèle existant pour proposer une solution innovante. Il s’agit du plus important déploiement d’un outil de dématérialisation générique de ces dernières années, qui sur un an, implique 15 000 agents publics, 350 organismes publics, et aura permis la dématérialisation de plus de 800 démarches, toutes d’une volumétrie inférieure à 10 000 dossiers par an. L’avenir montrera si la DINSIC avait raison de croire à un modèle générique qui transcende les organisations verticales, et de bâtir une brique de commune de dématérialisation transverse.
Il faut certainement maintenant une réelle maitrise d’ouvrage interministérielle des projets de dématérialisation, mêmes quand ils concernent des démarches ministérielles, pour la bonne et simple raison que les services aux usagers, et leur traitement par les agents, n’ont pas à être découpés en autant de services et d’applications back office spécifiques. Il est grand temps de mettre des processus génériques de traitement des dossiers dans les administrations, ce qui obligera à une simplification des processus, le développement de la responsabilisation des agents, et une simplification du droit.
1/ Programme d’investissement d’avenir : https://www.gouvernement.fr/sites/default/files/document/document/2018/10/action_publique_2022_-_notre_strategie_pour_la_transformation_de_laction_publique_-_29_octobre_2018.pdf
Biographie de l'auteur
Philippe Vrignaud est directeur de projets à la DINSIC, et pilote le dispositif qu'il a initié "démarches-simplifieees.fr". Il a précédemment été en charge des programmes "Dîtes-le nous une fois" et du dispositif "Marché Public Simplifié". De formation juridique, titulaire d'un master du droit de l'internet de Paris I, il a effectué la moitié de sa carrière dans les services des préfectures où il a notamment développé et déployé des solutions numériques, avant d'être appelé en administration centrale en 2001. Il est associé depuis à la mise en œuvre de programmes de simplification et dématérialisation.