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15 juin 2019

Revue TELECOM 193 - L'Estonie dans le peloton de tête de l'administration électronique

L'ESTONIE DANS LE PELOTON DE TETE DE L'ADMINISTRATION ELECTRONIQUE

Comment la géopolitique et la numérisation ont permis au pays de bâtir son avenir


Par Sara Clignet dans la revue TELECOM n° 193

Au lendemain de son indépendance, l’Estonie décide de prendre la route de l’Internet, en menant une politique intense de numérisation dans tous les facettes de la vie quotidienne. Aujourd’hui, cette politique pousse le pays vers de nouvelles conceptions d’e-gouvernance et de sources de revenus. Dans la comparaison de services e-gouvernement de la Commission Européenne, l’Estonie talonne le leader, la Finlande, tandis que la France est 13ème. L’indice DESI 2018 (Digital Economic and Society Index) compare les performances numériques des pays européens en termes de cinq critères (connectivité, capital humain, usages de l’Internet, l’intégration de la technologie et l’e-gouvernance). L’Estonie se trouve à la 9ème place, tandis que la France est 19ème¹.


Avec la chute du mur de Berlin en 1991 et le démantèlement de l’URSS, l’Estonie se retrouve dans une situation compliquée : pas de ressources naturelles, peu d’industries, et des citoyens pas formés aux usages des nouvelles technologies. Le seul mobile du pays a été mis à disposition du Président estonien par le Premier Ministre finlandais pour qu’il puisse s’en servir lors de ses déplacements internationaux.

L’Internet est à ses débuts, la fracture numérique entre pays n’est pas encore une réalité. Les jeunes leaders de l’Estonie (l’âge moyen du gouvernement est de 35 ans) décident de miser sur l’e-gouvernance dès 1997. Aujourd’hui, le secteur des technologies de l’information emploie 4% des Estoniens et contribue à hauteur de 7% au PIB².

Confiance et coopération sont les mots d’ordre

Dès 1997, le plan « Tiger Leap » installe des ordinateurs dans les écoles primaires, voire en maternelle, pour que les élèves apprennent l’utilisation des outils informatiques. Parallèlement, 10% de la population adulte est aussi formée gratuitement. Aujourd’hui plus de 98% de la population est connectée, les bibliothèques municipales servent de centre d’aide pour les non-connectés, les bibliothécaires assurant l’assistance.

Les citoyens peuvent vérifier tout accès à leurs données via le portail d’état, www.eesti.ee, et peuvent réguler l’accès à leurs données en restreignant les droits. Les quelques abus d’accès non-éthiques ont rapidement été réprimandés.

En 2002, chaque citoyen s’est vu attribuer un numéro personnel composé de 11 chiffres à la naissance, comme notre numéro de sécurité sociale, à la différence que ce numéro est la clé pour toute démarche fiscale, bancaire, éducative, de santé, de vote électronique, et d’accès à l’e-gouvernement. Ce dispositif permettant d’économiser environ une semaine de travail par an. En France, la CNIL n’est pas favorable à l’utilisation du numéro de sécurité sociale (NIR) ou un numéro unique d’identification pour accéder aux différentes administrations et services³.

Proche de notre Grand Débat et la Convention collective, l’Estonie promeut la démocratie délibérative, avec une Assemblée du Peuple, le Rahvakogu. En 2012, un scandale éclate concernant le versement de fonds de sources inconnues à un parti politique. Pour rétablir la confiance dans la politique, le gouvernement fait intervenir les citoyens par le biais d’une plateforme, puis les font réfléchir en groupes pour formuler 15 propositions parmi lesquelles trois deviendront des lois. Grâce à la plateforme de crowdsourcing de gouvernance, les citoyens ont débattu du vieillissement de la population au regard d’une réforme des retraites en 20174.

« En Estonie, tout se fait en ligne, à l’exception des mariages, des divorces et des achats immobiliers, toutes les démarches administratives. La dématérialisation permet de gagner jusqu’à 2% du PIB par an. »
Urve Palo, Ministre estonienne de l'entrepreneuriat et du numérique
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Des sauts technologiques et un écosystème propice

Du temps de l’URSS, les salariés étaient payés en espèces. Les dirigeants décident de verser les salaires sur des comptes bancaires et de promouvoir le paiement par carte bancaire. En 2004, 35% des Estoniens utilisent l’Internet pour les services bancaires, tandis qu’en France, il faudra attendre 2006 pour 18% des français5. Le gouvernement pousse les partenariats privés-publics, tel l’X-Road, où les opérateurs bancaires, de télécommunications et d’énergie participent à côté des entités publiques à la création du backbone estonien. Le secteur des télécommunications est dérégulé dès 2001, avant l’entrée de l’Estonie dans l’Union Européenne en 2004. La signature électronique est reconnue juridiquement dès 20006, comme en France. Le droit à la vie privée des correspondances est inscrit dans la constitution de 1992, et en 2000, l’accès à l’Internet est considéré comme un droit fondamental7.

En 2001, une autre initiative de partenariat privé-public forme le Look@World Foundation pour promouvoir les sciences de l’ingénierie, le design et les technologies de l’information et de la communication afin de mieux former la population estonienne8.

L’accélérateur : l’importance de Skype

Après avoir créé KaZaA (site de partage de contenus peer-to-peer), en 2001, les fondateurs-informaticiens créent Skype, en 2003, et le revendent à Ebay, en 2005, pour 2,5 milliards de dollars9. Le premier salarié de Skype a fondé une société de transfert d’argent, TransferWise, gérant plus de quatre milliards de dollars par mois, en 2018. Ces succès stories servent d’émulation pour d’autres entrepreneurs et attirent des investisseurs étrangers.

L’infrastructure : X-Road

Le backbone et système de navigation ouverte X-Road rendent ces politiques possibles. Mis en place dès 2001, il permet aux différentes institutions de choisir avec quelles autres institutions elles souhaitent communiquer et échanger des données via le système Data Exchange Layer. Le système est décentralisé, basé sur un algorithme de la blockchain, appelé DLT (Distributed Ledger Technology)11 et certaines parties administratives, tel le vote électronique sont publiées sur « GitHub » (en open source). L’intégrité et l’authenticité des données sont assurées par la technologie KSI blockchain ; la sécurité des données sortantes de X-Road est protégée par une signature électronique et chiffrée, et les données entrantes sont authentifiées et enregistrées dans les différents systèmes d'information12. Le gouvernement communique en temps réel divers statistiques telles, les requêtes, le nombre de jours sans incidents, le nombre de services accessibles13. L’universitaire Kristjan Vassil de Tartu a estimé qu’une requête sur trois de X-Road relève d’un service du gouvernement ; si le demandeur s’était déplacé, il aurait perdu 15 minutes. Sur la base d’un quart d’heure par requête, le total nombre d’heures « économisées » par les Estoniens aurait été de 2,8 millions d’heures pour la seule année de 2014, l’équivalent de 3,225 ans14.

La cybersécurité et la « data embassy »

En 2007, l’Estonie déplace une statue commémorant un soldat russe du centre de Tallin vers un cimetière. Mécontente, la Russie riposte par une cyberattaque massive, impactant les sites institutionnels, des banques et les médias pendant plus de deux semaines15. La cybersécurité devient alors une priorité, et l’OTAN établit le Centre d'excellence de cyber défense coopérative à Tallin, en 2008, comptant 12 autres pays membres. L'annexion de la Crimée par la Russie en 2014 incite l’Estonie à aller plus loin. Ainsi en 2018, l’Estonie ouvre une ambassade de données (data embassy) au Luxembourg, choisi pour sa certification de serveurs « Tier 4 », le plus haut niveau de garantie possible. Par ailleurs, les données et systèmes estoniens bénéficient de privilèges diplomatiques. Cette ambassade est un lieu physique de sauvegarde d’une copie des données estoniennes pour maintenir les services publics en cas de cyberattaque, catastrophe naturelle ou panne d'électricité.

Exporter le savoir-faire de la numérisation et ses services

Lors de sa présidence du Conseil de Union Européenne fin 2017, l’Estonie a inscrit les échanges de données entre pays au programme. En 2018, l’Estonie a signé un accord avec les Finlandais pour échanger les données fiscales des Estoniens expatriés. Puis, c’est la signature avec la France pour coopérer sur des projets pilotes, et échanger avec l’Inde (en grande campagne de recensement et de la création d’une carte d’identité numérisée) sur ses pratiques, ou d’aider le Portugal à mettre en place un système d’e-ordonnances médicales. Au total, l’Estonie a exporté ses solutions vers 130 pays.

Une offre attractive : le service d’e-résidence

Soucieux d’augmenter la population d’un pays sans réels atouts pour attirer et accueillir une immigration de 9 millions de personnes, un ingénieur d’État, Taavi Kotka, a imaginé un service : la e-résidence. Créé en 2014, le programme d’e-résident compte plus de 54 000 e-résidents venant de 162 pays16.

Le statut d’e-résident permet d’avoir accès aux services dédiés aux entreprises, mais sans certains droits tel le vote17. Chaque e-résident paie environ 145 € par an et presque 50 €/mois pour des services de comptabilité et administratifs. Presque 7 000 entreprises ont été créées et ont ainsi contribué à hauteur de plus de 14 millions d’euros à l’économie18. Malheureusement, il n’y a que 12% d’e-résidents féminins. Le pays espère que ces nombreux e-résidents payeront un jour les impôts des Estoniens. La numérisation de ces services permet d’économiser du temps et du papier. Détail piquant, les bureaux des services destinés aux e-résidents sont installés dans… une ancienne papeterie !

L’administration électronique au service de l’avenir

Certes le parcours de l’Estonie est celui d’un pays qui a pu immédiatement construire les infrastructures et les services les plus avancés, sans avoir à composer avec l’existant. Mais c’est aussi et surtout le parcours d’un pays qui a misé sur l’administration électronique en tant que progrès technique créateur de valeur, en interne et même à l’export. En exportant ses méthodes et ses services, l’Estonie les a rendus plus fiables, plus universels et plus résilients, et s’assure ainsi un avantage compétitif durable. Même dans le domaine de l’administration électronique, un État de dimension modeste peut avoir une trajectoire de start-up. 

1/5DESIReportDigitalPublicServices.pdf
2/
https://e-estonia.com/it-sector/

3/https://www.cnil.fr/fr/cnil-direct/question/numero-de-securite-sociale-nir-dans-quels-cas-les-communes-et-les-departements
4/
https://en.unesco.org/courier/2017-april-june/global-lessons-estonia-s-tech-savvy-government et https://www.liberation.fr/planete/2019/04/09/le-rahvakogu-processus-deliberatif-inedit-qui-a-reconcilie-l-estonie_1720375
5/https://appsso.eurostat.ec.europa.eu/nui/submitViewTableAction.do
6/Études Économiques de l’OCDE, Estonie, 2009
7/
https://www.renaissancenumerique.org/system/attach_files/files/000/000/015/original/Livre_blanc_Estonie_se_reconstuire_par_le_nume?rique.pdf?1485441138
8/
http://www.vaatamaailma.ee/about-us
9/
https://fr.wikipedia.org/wiki/Skype
10/Interview de Urve Palo le 19 mars 2018 dans La Tribune
11/
https://atelier.bnpparibas/smart-city/article/francais-veulent-precipiter-administration-modele-estonien
12/
https://www.journaldunet.com/economie/finance/1197222-comment-l-estonie-decentralise-son-administration-avec-la-blockchain/
13/
https://www.x-tee.ee/factsheets/EE/#eng
14/
https://medium.com/sidewalk-talk/how-estonia-became-a-global-model-for-e-government-c12e5002d818

15/https://www.latribune.fr/technos-medias/internet/l-estonie-royaume-du-tout-numerique-774138.html
16/
https://www.forbes.com/sites/ninaangelovska/2019/04/25/estonias-e-residency-contributed-e14m-to-its-economy-e-residency-2-0-will-be-a-true-forerunner/#5f4434b9da55
17/
https://e-resident.gov.ee/
18/https://medium.com/e-residency-blog/e-residency-is-4-years-old-so-heres-4-surprising-facts-about-the-programme-c3a9d64c988d et https://www.forbes.com/sites/ninaangelovska/2019/04/25/estonias-e-residency-contributed-e14m-to-its-economy-e-residency-2-0-will-be-a-true-forerunner/#5f4434b9da55


Biographie de l'auteur

Après avoir travaillé chez Natixis en analyse financière, Sara Clignet a rejoint Wanadoo puis France Telecom. Elle a piloté la création d’une base de données mondiale sur les télécommunications (OMSYC/QUANTIFICA). Elle préside aujourd’hui une holding d’investissement et collabore régulièrement avec Tera Consultants pour des missions dans les domaines du numérique et de la culture. Elle enseigne très régulièrement dans les universités ou des Ecoles.



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Auteur

Sara Clignet

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