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15 juin 2019

Revue TELECOM 193 - L'innovation dans les systèmes de communication de l'Etat

L'INNOVATION DANS LES SYSTEMES DE COMMUNICATION DE L'ETAT

Le nouveau réseau radio des acteurs de la sécurité et du secours : comment introduire des ruptures dans les pratiques projet des acteurs publics ?

Le programme RRF vise la mise en place, à l’horizon des Jeux Olympiques de Paris en 2024, d’un nouveau service de communications critiques destiné à l’ensemble des acteurs publics et associatifs (voire plus si affinités) de la sécurité et du secours. Derrière cette assertion un peu pompeuse, il faut lire que ce programme vise la modernisation des actuels réseaux radio utilisés notamment par les policiers, les gendarmes, les acteurs des services médicaux d’urgence et les pompiers. La conduite d’un tel programme, dans un contexte mêlant interministérialité (douanes, pénitentiaire, unités Sentinelles...) et relations compliquées entre État et collectivités territoriales (services départementaux d’incendie et de secours, polices municipales...) a été l’occasion d’introduire, au sein des pratiques et des stratégies associées aux systèmes d’information et de communication de l’État, de nombreuses innovations – méthodologiques, technologiques, voire philosophiques – essentiellement exposées sous forme de ruptures.

Le contexte et les enjeux du programme

Les actuels réseaux radio – INPT pour la police, les pompiers et les SAMU, Rubis pour la Gendarmerie – ont été conçus au début des années ‘90, sur la base d’une technologie, Tetrapol, fonctionnellement équivalente à la seconde génération de téléphonie mobile (GSM) : ces réseaux supportent les conférences de groupe audio et la transmission de messages courts de type SMS, ainsi, pour l’essentiel des systèmes, que la transmission bas débit (de l’ordre du kbps... Oui, c’est bien une unité de mesure des débits encore pertinente) de données. Décidés à une époque où l’interministérialité n’était pas nécessairement à la mode et où police et gendarmerie relevaient de départements ministériels distincts, ces deux réseaux sont désormais interconnectés. Ceci étant, la mise en œuvre de cette interconnexion, comme l’architecture technique des deux réseaux – conçue autour des frontières départementales – pose de nombreuses difficultés pratiques limitant l’interopérabilité entre forces, un enjeu pourtant essentiel dans le traitement efficace des crises auxquelles sont trop souvent confrontés les équipes en charge des missions de sécurité et de secours.

Soyons parfaitement clairs : en dépit de leurs limitations et des contraintes opérationnelles associées aux choix d’architecture, le bilan des systèmes actuels est très positif : l’ensemble des objectifs stratégiques posés à l’époque de leur conception a été atteint, tant en termes de couverture, de sécurité (ces réseaux sont les premiers réseaux de communications critiques numériques à avoir été mis en œuvre en France et sont parmi les premiers au monde ; ils succèdent à des réseaux analogiques fragmentés et largement écoutés ; ils ont montré une résilience très supérieure à celle des réseaux commerciaux, y compris face à des crises majeures comme le Bataclan ou Irma ; ils ont permis, au travers de moyens tactiques adaptés, de couvrir des événements aussi variés que des réunions du G7 ou des accidents majeurs comme le crash de l'avion de la Germanwings...). Il y a une réelle fierté, pour les équipes techniques de l’État, à avoir mis en œuvre avec Airbus – l’équipementier de référence – un tel système sur 30 ans.

Ceci étant, ces réseaux arrivent désormais au bout de leur vie utile : comme tout système technique, il faut penser à leur modernisation. Trois moteurs principaux sont identifiés qui justifient le lancement d’un programme de refonte :

• L’obsolescence technologique : la technologie Tetrapol reste limitée à la 2G, sans perspective naturelle d’évolution. Airbus a annoncé, à un terme encore lointain, une fin de support, qui oblige à envisager une transition.

• L’obsolescence fonctionnelle : si les objectifs métier du début des années ‘90 sont bel et bien parfaitement satisfaits, l’expression de besoin a, quant à elle, largement évolué. Cette expression couvre désormais de nombreux autres domaines, dont la conférence vidéo, l’amélioration des fonctions de géolocalisation ou encore l’amélioration de la performance indoor.

• Le rejet, par certains utilisateurs, des terminaux mis à leur disposition : petits écrans non tactiles, temps mis pour la saisie des messages, très peu d’ouvertures vers les réseaux extérieurs, prise d’alternat constituent des caractéristiques admissibles pour les cinquantenaires qui ont vu l’émergence de la téléphonie mobile des années ‘90 mais qui se révèlent en fort écarts avec les jeunes adultes et les trentenaires qui constituent une partie de plus en plus importante des agents déployés sur le terrain.

L’ambition portée par le programme RRF est donc celle du renouvellement des systèmes actuels, pour lesquels aucune perspective d’évolution naturelle ne peut être identifiée – une situation fréquemment rencontrée sur les systèmes basés sur des technologies non standards. Comme dans tout projet de renouvellement, un des enjeux du cadrage est celui du retour d’expérience, et la direction de programme s’est, très tôt, engagée dans une analyse de ce qui a bien et moins bien marché. Trois évolutions significatives ont été identifiées comme impérieuses :

• Le respect inconditionnel de la normalisation internationale, afin de bénéficier d’un large écosystème (maîtrise des coûts par l’appel régulier à la concurrence) et d’envisager sereinement la conception d’un système évolutif dans le temps (car bénéficiant de trajectoires de progrès liées à un environnement fortement concurrentiel)

• La mise en place d’un réseau unique et intégré, mais permettant à chaque entité une autonomie d’organisation et d’administration significative – propre à garantir un bon niveau de confiance et de souplesse au regard des différents métiers impliqués dans le traitement de l’urgence

• Le choix de l’ouverture pour le service cible, dans l’optique de simplifier, pour les utilisateurs finaux, l’utilisation des moyens radio (et d’éviter la multiplication de terminaux distincts pour des fonctions proches : radio, téléphonie mobile, accès au système d’information en situation de mobilité...)

L’expression de besoin et la rupture technologique

La règle la plus fréquemment rappelée aux maîtres d’ouvrage – et cela s’applique évidemment à la direction de programme dans un contexte de système de télécommunication – est que les objectifs d’un projet doivent être issus de l’écoute des besoins des utilisateurs.

Cette règle, présentée comme une évidence incontournable, doit pourtant être abordée de manière critique, notamment dans un contexte de rupture, et ce quelle que soit la nature de cette rupture : technologique, organisationnelle, métier... Dans le cas du programme RRF, l’État est en effet confronté à une rupture de nature technologique : il y a, au bas mot, deux générations (télécom) d’écart entre les technologies – Tetrapol, équivalent à la 2G de téléphonie mobile – utilisées sur les réseaux actuels et l’état de l’art – MCServices/LTE, totalement intégrés dans le référentiel des normes de la 4G) – en termes de normalisation courante et de produits émergents sur le marché. Cette rupture en termes générationnels s’accompagne d’une autre rupture architecturale très importante : la 4G introduit en effet un découplage entre l’infrastructure de transport, conçue – comme pour les réseaux filaires – comme essentiellement mutualisable, et le volet applicatif, qui expose les fonctions classiquement associées à la radio, comme les conférences de groupe audio ou vidéo. Cette rupture introduit des différences significatives de paradigme, par exemple dans le domaine de la sécurité (on doit identifier l’utilisateur et non plus simplement le terminal).

Dans le cas du RRF, l’application stricte de cette règle d’appui sur l’expression de besoin issue des utilisateurs aurait rendu impossible l’identification de bénéfices associés à l’investissement à réaliser : la seule expression de besoin reçue par la direction de programme de la part de ses sponsors était « l’exigence de non régression » : comment, dans ce contexte, justifier des dépenses publiques considérables pour remplacer un système qui, de fait, fonctionne ?

On peut être surpris par cette approche minimaliste de l’expression de besoin, et pourtant ce minimalisme est loin d’être unique : la perspective d’une évolution d’un système est naturellement anxiogène ; une réponse simple, pour les utilisateurs d’un système critiquable mais connu, est de dire « Je veux la même chose que ce que j’ai déjà, mais en mieux ». L’exigence de non régression est la traduction de cette réponse simple, mais elle ne peut constituer l’horizon unique de la conception fonctionnelle et technique du programme : il est indispensable de pousser les utilisateurs à réfléchir à de nouveaux usages, potentiellement disruptifs, de l’outil qui va être mis à leur disposition. Toutefois, il faut soigneusement veiller à ce que cet outil sache bel et bien faire tout ce que sait faire son prédécesseur, au moins aussi bien que ce prédécesseur – notamment et y compris du point de vue ergonomique et cinématique. Et c’est là que les ennuis commencent...

En effet, de manière potentiellement contre-intuitive, le progrès n’est pas uniforme. Les nouvelles générations de technologies font à l’évidence, pour l’essentiel, bien mieux que les générations précédentes. Ainsi, dans le domaine des télécommunications, la qualité sonore s’est très largement améliorée, les débits de transmission sont sans commune mesure, la couverture – sans être parfaite, loin de là – progresse et l’ergonomie des terminaux s’est révolutionnée. Mais le téléphone mobile, que l’on rechargeait une fois par semaine dans les années ‘90, doit désormais être connecté à son chargeur toutes les nuits et, dans le domaine des communications critiques, le « mode direct » (transmission directe de terminal à terminal sans passer par l’infrastructure : mode talkie-walkie ou, en terminologie 4G, mode hors couverture), qui bénéficiait d’une portée de quelques kilomètres en Tetrapol, voit celle-ci tomber à quelques (peu) centaines de mètres avec sa puissance d’émission divisée par huit (pour des raisons sanitaires, bien sûr... mais aussi pour économiser la batterie, justement).

L’exigence de non régression conduit de fait très tôt à s’interroger sur l’évolution des pratiques métier – un élément clairement anxiogène pour les utilisateurs. La communication devient, dans ce contexte, un élément essentiel du projet, afin de permettre aux utilisateurs d’anticiper ces évolutions. L’expérience montre que le recours à des analogies et à des expériences personnelles constitue un bon moyen de dédramatiser le changement. Dans le cas du RRF, l’analogie ‘Tetrapol 4L’ et ‘RRF  Berlingo’ donne de bons résultats : la 4L est un véhicule culte, difficile à critiquer, robuste, largement utilisé dans le passé par les services d’urgence... Mais, en 2019, lorsqu’on achète un véhicule de police ou de pompiers, on n’achète plus une 4L, mais – par exemple – une Berlingo ou équivalent. La Berlingo est plus sûre que la 4L, emporte davantage de matériels... mais ne va pas nécessairement pouvoir passer par cette étroite rue d’un village de moyenne montagne et ne sera pas si aisément réparable en interne au service... Ces analogies frappent, car elles fournissent aux utilisateurs les clés leur permettant de comprendre et de s’approprier le caractère non linéaire du progrès. L’appui sur des exemples courants les met en situation pour imaginer les contournements ou les évolutions de procédures permettant d’atteindre le même résultat métier dans le nouveau contexte technique : ils deviennent ainsi acteurs du changement.

Approche méthodologique de la rupture et de l’innovation

Les chefs et directeurs de projet ont souvent tendance à se plaindre de l’environnement méthodologique, perçu comme lourd, complexe et à valeur ajoutée faible. Pourtant, les référentiels méthodologiques communément admis – par exemple CMMi dans le domaine du développement logiciel – vont tous dans la même direction : l’industrialisation est bel et bien souhaitable... mais peut, dans les niveaux supérieurs de maturité, faire l’objet d’une personnalisation et d’une adaptation au contexte : c’est en maîtrisant bien les processus de développement que l’on peut ajuster et optimiser l’environnement méthodologique.

Dans le cadre du RRF, la direction de programme a fait, dès le début du pré-cadrage, le choix de l’exemplarité. L’État manque d’expérience dans la mise en place d’un système de communication devant couvrir la totalité du territoire national (départements d’outremer inclus) pour 700 000 utilisateurs potentiels. Ce manque d’expérience justifie l’appui inconditionnel sur le référentiel méthodologique applicable... même si le parcours suivi montre que ce référentiel impose des ajustements. Un point très positif à souligner est qu’il a bel et bien été possible d’appliquer l’ensemble des méthodes mises en exergue au sein de l’État par la DINSIC au bénéfice du programme RRF. Ainsi, par exemple :

• Une étude EBIOS (Sécurité des SI, méthode élaborée par l’ANSSI) a été conduite durant la phase de pré-cadrage (en conception).

• Une analyse de risques programme, basée sur une méthode expérimentale proposée par la DINSIC et dérivée de MARÉVA, a été conduite avec succès avec l’appui de cette direction.

• Une étude d’analyse de la valeur MARÉVA 2 a été diligentée avec l’appui de consultants.

C’est notamment cette dernière étude qui a démontré qu’une adaptation méthodologique était nécessaire. L’analyse de la valeur de projets, systèmes et services d’infrastructure est toujours délicate, car il est difficile de faire clairement apparaître les bénéfices économiques. Les externalités sont également difficiles à valoriser. Surtout – et le problème s’est rencontré à l’étranger comme l’ont montré les parangonnages réalisés, il n’y a pas de consensus sur la manière d’aborder les problématiques assurantielles : comment valoriser une amélioration de l’efficacité des équipes de sécurité et de secours, dans un cadre homogène au moins à l’échelle de l’Union ? L’existence de méthodologies standards dans l’analyse de la valeur permettrait de renforcer la pertinence des comparaisons entre projets publics : il y a là un axe de recherche intéressant en termes de sciences économiques et sociales appliquées aux évolutions technologiques.

Exemplarité ne signifie pas recherche de la perfection : la trajectoire poursuivie a permis de s’assurer que l’ensemble des problèmes potentiels – techniques, économiques, de gouvernance, juridiques... - avait fait l’objet d’une revue, mais nullement de se rassurer sur le fait que le plan programme allait permettre de surmonter l’ensemble des difficultés. Globalement, méthodes et stratégies visent la maîtrise des risques et non la certitude de pouvoir aller à terme... et garder en permanence la possibilité de pouvoir arrêter (ou au moins geler) un programme, avec le plan d’actions et une évaluation des conséquences associées, devrait constituer une règle de tout directeur de projet. Au sein de la mission de préfiguration, nous dénommons cette alternative « scénario Z » (pour Zéro résultat ou Zéro projet, au choix, mais certainement pas Zéro dépense...). Paradoxalement, maintenir une analyse de l’impact de l’arrêt d’un projet constitue souvent un bouclier efficace en explicitant les conséquences négatives, notamment financières ou métier, d’une décision d’arrêt.

L’État et l’innovation

L’État est souvent réputé pour son conservatisme et son inertie. Ce ressenti peut légitimement faire l’objet de débats, mais une chose est absolument certaine : la capacité d’adaptation dont font régulièrement preuve les agents et les services territoriaux et opérationnels de l’État n’a rien à envier aux qualités présentes au sein des équipes des secteurs privés ou associatifs. Même au niveau du management public, il s’est avéré possible de faire passer de nombreuses innovations de rupture, y compris dans un domaine touchant au régalien. Ainsi, pour illustrer le propos :

• Pour ses communications critiques, l’État accepte de passer d’un modèle patrimonial (infrastructure possédée et exploitée en propre) à un modèle de service (appui massif sur les infrastructures des opérateurs commerciaux),

• Il change de stratégie pour afficher un appui inconditionnel sur la normalisation internationale avec pour conséquences de devoir mobiliser des ressources afin de s’assurer que cette normalisation est en ligne avec les besoins des services d’urgence et de coordonner son action avec celle d’autres États pour davantage peser dans les discussions avec les industriels (par exemple, en imposant un vertical PPDR [Public Protection and Disaster Relief] dans la normalisation de la 5G),

• Il passe d’un environnement essentiellement mono-équipementier à un environnement infiniment plus ouvert, avec pour conséquences une refonte totale de la stratégie de sécurité, une évolution importante – dans le sens de l’alignement sur la stratégie globale de l’État – de la stratégie achat (marchés négociés de longue durée  appels d’offres ouverts et allotis sur des durées moyennes) et la nécessité de mettre en œuvre des processus de qualification et de certification.

L’ensemble de ces ruptures nécessite évidemment un pilotage et un engagement très forts à tous les niveaux, mais profite d’une fantastique opportunité avec un jalon opérationnel très lisible et largement partagé : les Jeux Olympiques de 2024 à Paris. La visibilité de ce jalon constitue, de fait, un facteur de succès essentiel du programme.

À retenir

• Le programme « Réseau radio du futur », destiné aux forces de sécurité intérieure et aux unités en charge des missions de secours aux personnes et aux populations, a vocation à mettre en œuvre un service de communications critiques remplaçant les actuels réseaux radio équivalents 2G mis en place dans la décennie ‘90.

• La conception présente d’importantes ruptures avec ce qui se faisait précédemment : respect inconditionnel de la normalisation internationale, bascule vers d’un modèle patrimonial à un modèle construit sur le service, focus mis sur l’interopérabilité entre forces...

• Le changement est anxiogène, mais une communication adaptée permet de maîtriser les risques associés à la peur du changement. Dans le cas d’espèce, le recours à de nombreux échanges avec les services de terrain, à un langage clair et concret et à un discours centré sur l’adaptation aux métiers donne des résultats intéressants.

• De même, disposer de jalons calendaires clairs et lisibles constitue un important facteur de succès.

• L’appui sur l’environnement méthodologique État (DINSIC et ANSSI notamment), loin d’être un frein, constitue au contraire une opportunité précieuse pour limiter les risques programme. Des axes de recherche pourraient dans le futur développer les approches assurantielles afin de sécuriser et rendre comparables les analyses de la valeur construites sur ce type d’enjeux.

 

Biographie de l'auteur


Guy Duplaquet
dirige actuellement la mission de préfiguration du réseau radio du futur au sein du ministère de l’intérieur. Cette mission a pour principaux objectifs de proposer les arbitrages devant présider au lancement d’un programme majeur visant à mettre en œuvre un réseau radio de nouvelle génération au bénéfice de l’ensemble des agents dont les missions intègrent une dimension sécurité intérieure et/ou secours aux personnes et aux populations. Auparavant, ses précédentes expériences résident au sein des équipes étatiques en charge des systèmes d’information et de communications. Tout au long de sa carrière, il s’est fortement impliqué dans les aspects méthodologiques de son domaine d’activité. Guy Duplaquet a suivi sa formation initiale au sein de l’École Polytechnique et de Télécom Paris.

 

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