Revue TELECOM 194 - 17 520 jours rue Barrault par Henri Maître
17 520 JOURS RUE BARRAULT
Par Henri Maître dans la revue TELECOM n° 194
Arrivé à Télécom Paris (alors l’ENST) en 1971, Henri Maître retrace à grands traits quelques évolutions, anecdotiques parfois, mais mémorables de ce site.
En ce temps-là, la rue Barrault était encore à double sens et l’on entrait dans le bâtiment C par le porche du 36. Une fois poussée la lourde porte de la rue (celle de l’antique ganterie Neyret, avec ses ferronneries à volutes ioniques, pas celle en aluminium qui l’a remplacée), on était accueilli par un double vantail vitré après la volée de marches et par un hall dallé qui ouvrait sur l’escalier monumental avec sa belle rampe de cuivre et d’acier. À gauche, la loge d’un gardien, puis les grandes verrières boisées abritaient d’un côté des salles de cours, de l’autre les salles de travaux pratiques des lignes à grande distance où d’impressionnants autocommutateurs électromécaniques crossbar (des CP400 ou des Pentaconta ?) occupaient une bonne partie de l’espace, et à mon souvenir même, s’enfonçaient pour partie dans le sol. Une petite porte blindée, à guichet, incongrue en ces lieux, se cachait près de l’escalier d’accès aux laboratoires d’acoustique : le service de la paie. A droite de l’entrée, des salles de cours servies par un long couloir. C’est au fond de ce couloir, à l’angle de la rue Daviel, que s’installera bientôt le centre de calcul avec son 10 070 puis son IRIS80. Mais en 1971, les ordinateurs dont était fière l’ENST étaient au sous-sol du bâtiment D, dans le laboratoire de Claude Gueguen (1965) : un calculateur analogique et un calculateur hybride, chargés de soutenir les activités en automatique et traitement du signal qui initiaient la recherche à l’ENST. J’étais affecté à l’autre laboratoire de recherche, tout juste créé, celui de Jacques Fleuret (1967), en holographie. Nous occupions des salles de travaux pratiques de physique au sous-sol du bâtiment C que nous avons progressivement grignotées, équipées d’un labo photo, de tables de marbre et de lasers, puis finalement peintes en noir. Quelques élèves téméraires s’y aventuraient, car l’enseignement s’ouvrait maintenant aux travaux individuels ou par groupes.
L’école évoluait très vite dans ces années, mais elle partait de loin. Sans corps professoral permanent, les cours étaient surtout assurés par de brillants ingénieurs du CNET qui quittaient l’amphi sans pouvoir beaucoup contacter les élèves. Des TP en radio, en physique, en programmation, en électronique étaient censés inculquer la pratique mais n’offraient guère l’occasion de se forger une expérience d’ingénieur. L’administration de l’enseignement était aussi très réduite et malgré des recrutements récents, on comptait sur les doigts de la main les personnels à la direction des études. Beaucoup de services différents se partageaient alors les locaux de la rue Barrault : la direction des services d’enseignement, l’ENSPTT, la formation des cadres techniques, la formation professionnelle technique et même certains services d’exploitation des lignes. Les étiquettes changeaient souvent sur les portes car les services s’installaient ailleurs ou prenaient un autre nom, une grande spécialité de nos directions qui a fort bien résisté au temps. À chaque place libérée, l’ENST s’agrandissait un peu ; des enseignants-chercheurs formeront rapidement un vrai corps professoral avec ses titres et ses enseignements, les services administratifs s’étofferont aussi et l’École aura même un directeur et un vrai budget. Enfin, l’Etat s’attaque au retard du téléphone et nous sommes en première ligne. Les promotions grossissent, le recrutement se fait majoritairement par le concours, même le corps, qui fut longtemps la raison d’être de l’École, reprend une aura qu’il avait perdue dans les années 60. Le recrutement sur titre, en France et à l’étranger, apporte une diversité d’étudiants que les enseignants apprécient. La recherche en bénéficie car souvent les étrangers, qui ne se limitent plus aux fonctionnaires de nos anciens territoires, poursuivent jusqu’au doctorat d’ingénieur puis à la nouvelle thèse que l’École peut délivrer en son nom.
La coordination de cette recherche avec celle du CNET est un impératif économique dit-on mais ne va pas sans tiraillements. Comment aborder des sujets où notre grand frère développe des moyens très supérieurs aux nôtres : la téléinformatique, la vidéo, le codage, les réseaux, etc. ? Comment prendre place dans un projet national que l’État veut à objectif court ? Nous nous rabattons sur les sujets théoriques (le signal, la théorie de l’information, les processus stochastiques…) et sur les applications latérales (le biomédical, la musique, l’imagerie satellitaire, etc.). Claude Gueguen (1965) nous rapproche du CNRS et associe certaines équipes dans une UA qui fera boule de neige, deviendra UMR et recouvrira finalement toute la recherche de l’École avant d’être brutalement stoppée. Nous aurons le temps de nous installer en forte visibilité dans le paysage scientifique français, car grâce à sa position, la rue Barrault est naturellement le lieu de réunion français de nombreux GdR en particulier en signal, en image, en communications, en électronique. La recherche contractuelle prend aussi une place grandissante. Elle complète le budget et noue des liens étroits avec nos partenaires industriels. Cela réclame des structures de gestion particulières : l’ADEC est créée puis remplacée par l’ARECOM avant que l’école ne puisse gérer en direct ses ressources.
L’enseignement ne suit pas moins un cours bouillonnant et tumultueux. L’École progresse de réforme en révision. Les programmes s’adaptent au forceps à l’avènement des nouvelles technologies et à l’introduction des sciences humaines ; les dominantes suivent les options qui succèdent aux filières ou aux voies d’approfondissement, les modules remplacent les blocs et les tranches horaires montent à 90 minutes dans l’irrésistible besoin de faire mieux. L’effort se porte sur les langues et l’ouverture internationale ; les DEA, puis les Masters, les Mastères, les Mastairs, les Masthères… s’invitent dans les cursus. La pédagogie est le maître mot. Il rime dans tous nos rapports avec nouvelles technologies.
Comment faire tenir toutes ces activités dans les locaux de la rue Barrault ? En 1971, le bâtiment A a 4 étages, le bâtiment B en a 3 et le bâtiment C, 2. On construira deux étages au-dessus de B et C. On disait alors que pour déroger au Plan d’Occupation des Sols de la Butte aux Cailles, il fallait des locaux sociaux, ce qui expliquait que la bibliothèque et le restaurant occupent des positions sommitales. Vrai ou faux ? Si non è vero… Est-ce alors que bourgeonnent les abcès des bâtiments H et G ? Je ne m’en souviens pas. Lorsqu’on récupère le bâtiment D, abandonné par la formation professionnelle, on crée la Maisel, que l’on ouvre à tous les élèves et non plus aux seuls corpsards. On agrandit ici, on creuse là, on repousse des murs, on monte des cloisons. On crée des mezzanines que l’on détruira très vite. On construit les deux ponts des bâtiments E et F en 1992. Et on invente des annexes autant que de besoin : pour l’enseignement de physique au CNET à Bagneux, pour l’Électronique à la Nation, une antenne à Rennes pour les réseaux et une à Toulouse pour le spatial, la vidéo, le Lactamme et le STEMME rue de la Colonie, l’ARECOM rue Buot, une autre résidence rue Guyton de Morveau. Barrault résiste à la régionalisation avec l’appui de la DEST qui crée l’ENST Bretagne en 1977 et déplace l’INT à Evry en 1979. L’École participe (mais si peu) à l’expérience de Poznan, très activement à celle d’Eurecom à Sophia-Antipolis. Il ne reste plus que l’ouverture des sites de Dareau et de la place d’Italie avant que la décision soit prise de rejoindre le plateau de Saclay. Saclay sera une autre histoire…
Biographie de l'auteur
Henri Maître est professeur émérite à Télecom Paris où il a accompli toute sa carrière. Il y fut maître de conférences, professeur, chef du département Images et du département Signal et Images, directeur de la recherche, directeur de l’UMR 5141 LTCI, directeur adjoint.