Revue TELECOM 194 - L'ENST école d'application pour le Corps des Télécoms... mais pas que ! par Philippe PIcard
L'ENST
école d'application pour le Corps des Télécoms... mais pas que !
Par Philippe Picard (1965), Président de l’AHTI dans la revue TELECOM n° 194
L’histoire des écoles des télécoms dont l’ENST a fait l’objet d’un excellent ouvrage rédigé par François du Castel (1949), Michel Atten et Marie Pierre : « Histoire des Écoles supérieures des télécommunications, 1840-1997 ».
L’histoire ne s’est pas arrêtée à 1997. Le déménagement à Saclay est une rupture majeure dans la vie de Télécom Paris mais bien d’autres évènements ont depuis une vingtaine d’années modifié fortement l’environnement de l’école.
La création puis la vie de l’école ont été étroitement associées au Corps des Télécommunications.
De ce point de vue, l’ENST peut être comparée aux autres grandes écoles d’applications de l’X, chacune associée à un corps technique : Mines, Ponts, ENSTA, ENSAE (qui est l'école de l'INSEE), etc.
Jusqu’à la création de France Télécom, l’ENST était un service extérieur de la DGT. L’ensemble des services d’enseignement technique étaient confiés à des membres éminents du corps, de même pour les directeurs de l’ENST.
En fait, plusieurs évènements ont progressivement différentié Télécom Paris des autres écoles attachées à un corps technique :
• Dérégulation progressive des télécom, nouvelle culture et économie de l'Internet ;
• Création de France Télécom (1990) puis privatisation (1996) entrainant la fin d’un débouché statutaire et majoritaire pour les ingénieurs du Corps ;
• Disparition du Corps des Télécom (2009) par intégration dans le Corps des Mines ;
Corps et réputation de l’école
En 2019, la réputation de Télécom Paris est très honorable parmi toutes les grandes écoles d’ingénieurs. Selon letudiant.fr (2019), Télécom Paris est 4eme ex-aequo après l’X, Centrale Supelec et les Ponts.
Cette réputation résulte de nombreux ingrédients, allant de la qualité de l’enseignement à l’image des réalisations du corps associé ou des alumni célèbres.
Aujourd’hui, la population de l’ancien Corps est très minoritaire par rapport à l’ensemble des alumni de Télécom Paris.
La démographie historique du Corps est résumée sur le schéma ci-dessous, de sa création à sa disparition :
Orange n’est plus employeur majoritaire du corps. En 2015 on comptait encore environ 350 membres du corps des Mines/Télécoms employés dans le cadre du groupe Orange, mais avec une réduction rapide, compte tenu des faibles recrutements actuels du Corps (Mines et télécoms) comparé aux 40 entrées au début des années 1980.
L’évolution du rang de sortie de l’X pour les Télécoms est un bon indicateur de l’attractivité du Corps :
Dans les années 1960, le Corps souffrait de l’image du sous-développement téléphonique symbolisé par le « 22 à Asnières ». Le succès du rattrapage téléphonique (le fameux DELTA de LP) et les innovations techniques Commutation électronique, Transpac, Télécom 1, NUMERIS ou grand public du Minitel au GSM ont positivement changé l’image du corps dans les années 1980.
Peu d’anciens élèves sont des célébrités connues du grand public. Cependant de nombreux membres du corps ont contribué à l’image de Télécom Paris.
Dans le cadre des journées du patrimoine de 2009, le Corps des Mines avait souhaité afficher les corpsards célèbres. Pour ce qui est des Télécom, quelques grands anciens avaient été sélectionnés :
• Edouard Estaunié (et son célèbre amphi) ;
• Louis Leprince Ringuet (physicien, académicien) ;
• Maurice Lauré (inventeur de la TVA) ;
• Marcel Pellenc (créateur du réseau de radiodiffusion, sénateur) ;
• Pierre Schaeffer (père de la musique concrète et de la musique électroacoustique) ;
Les Directeurs Généraux des Télécom ont tous connu une réelle réputation… Pierre Marzin, Louis-Joseph Libois, Gérard Théry, Jacques Dondoux, Marcel Roulet.
Plusieurs ingénieurs des télécoms ont eu une reconnaissance internationale, notamment dans le domaine technique et scientifique (citons André Pinet, prix IEEE Edwin Armstrong de 1978 pour sa contribution à l’invention de la commutation temporelle, Philippe Dupuis, médaille Maxwell IEEE 2018 pour sa contribution à la norme GSM, dans le cadre de l’ETSI. Pour le prestige de Télécom Paris, n’oublions pas la médaille Richard Hamming 2003 attribuée à Alain Glavieux, l’un des inventeurs des turbo codes.
Puisqu’on en est aux histoires de corps, rappelons que Jean-Bernard Lévy, actuel PDG d’EDF, maintenant ingénieur des Mines, est un alumni, pur produit de la filière du corps des télécoms. A l’inverse, Henri Martre, Ingénieur Militaire, est passé par Télécom Paris ; il a été Délégué général à l’Armement et PDG de l’Aérospatiale.
Les « compétences distinctives » des ingénieurs des télécoms.
Le monde des technologies de l'information (le mot à la mode d’aujourd’hui est le numérique) innerve maintenant toute la société. Au début des années soixante, le nombre d'ingénieurs en France compétents en technologies de l'information (IT) était de l'ordre de quelques dizaines de milliers (PTT et militaires, constructeurs de matériels télécoms et d'entreprises du secteur informatique). Actuellement, le nombre d'ingénieurs compétents en IT est certainement proche de 10^6 (opérateurs de télécoms et FAI, industriels en télécoms et informatique, SSII et éditeurs de logiciels, services IT spécialisés internes aux entreprises, etc.). Autant dire que les compétences distinctives qui avaient fait la spécificité du corps se sont très largement banalisées.
À titre d’anecdote historique, on citera une réunion organisée en 1951 sous l’égide de l’Académie des Sciences sur la « cybernétique, la théorie du signal et de l’information ». Cette réunion était présidée par Louis de Broglie. Sur les 15 conférenciers de cette réunion, la moitié venaient du CNET.
Cette anecdote est l’occasion de quelques remarques personnelles, mon passage à l’ENST datant de 1963-1965 :
• L’école ne disposait pas de labos de recherche, mais était associée au CNET qui alimentait largement le corps professoral ;
• Le CNET était à la pointe sur de nombreux domaines (informatique, communications numériques, optoélectronique fondamentale, etc.) ;
• Mais paradoxalement, malgré cette proximité, les programmes de l’école n’étaient pas très progressistes : très peu d’informatique ou d’algorithmique, Shannon et Turing « inconnus au bataillon ». La culture scientifique enseignée à l’époque était basée sur le monde de Maxwell… complétée par de la Mécanique Quantique !
Ces lacunes de l’enseignement de l’époque ne semblent pas avoir nui à la vitalité du corps mesurée par ses réalisations de la période des 30 glorieuses, déjà rappelées. En fait, pour les élèves du Corps, souvent lassés par leurs années d’études précédentes (prépa, X), le passage à l’ENST de l’époque était peu motivant à part quelques cours. Beaucoup complétaient leurs cursus par des études orientées vers l’économie et le droit (Sciences Po, Fac) ce qui leur a été très utile pour leur carrière de « manager ».
En guise de conclusion, il faut souhaiter que l’école, après son déménagement, entretienne et conforte ses « compétences distinctives » et maintienne son bon rang parmi les premières grandes écoles d’ingénieurs. L’école ne pourra plus bénéficier de sa référence principale, passée en quelques années du « 22 à Asnières » à l’image techno des années 1980. C’est bien de ne pas être en retard sur l’IA, le Big Data, les blockchains : il ne faut pas oublier que pour le « numérique » de 2020, il faudra encore savoir concevoir des réseaux, de la 5G à l’IoT. Les futurs alumni devront pouvoir alimenter leurs CV par ces compétences spécifiques.
Biographie de l'auteur
Philippe Picard a contribué au démarrage des services de transmission à la DGT, et a piloté le lancement du réseau TRANSPAC. Puis il a été chef du service de l'industrie à la DGT/DAII avant de "pantoufler" chez Bull. Toujours dans le domaine des télécom, il a été responsable des produits de réseaux, puis du marché sectoriel des TELCO's.