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29 juillet 2021

Est-ce encore ce que nous avions imaginé ?

Internet a été porté par une vision particulière du monde qui a mobilisé les fondateurs de ce nouveau système technique. Ayant séjourné en Californie à la fin des années 1990, j’ai tenté d’analyser à l’époque ce nouvel imaginaire[1], m’intéressant notamment aux utopies d’élaboration démocratique des normes techniques, à l’aspect communautaire du réseau et au refus des médiateurs et de l’État. Vingt ans après, que sont devenues ces utopies initiales ? Sont-elles toujours présentes ou ont-elles été balayées par ce nouveau capitalisme numérique issu de cette technologie destructive ? J’aborderai brièvement ces mutations d’internet à travers trois points : celle de l’architecture du réseau, du passage d’un monde collaboratif à un monde marchand monopoliste, du rôle de l’État et de la régulation.


UNE ARCHITECTURE COOPÉRATIVE ET DÉMOCRATIQUE

À l’origine, des universitaires et des hackers proches de la culture hippie ont réussi à concevoir un dispositif de communication destiné à leurs communautés qui petit à petit a pris une telle ampleur qu’il a fini par prendre la place du projet des autoroutes de l’information lancé par l’administration Clinton et soutenu par les Telcos et les grandes sociétés informatiques. Un mode informel de coopération, ouvert à tous ceux qui veulent participer, a été mis en place pour élaborer l’architecture du réseau et sa normalisation. L’IETF repose sur trois grands principes : celui du end-to-end, la possibilité d’innover librement sur le réseau en utilisant le protocole qu’on souhaite, comme l’a fait Tim Berners pour le web, et un principe d’ouverture qui permet d’atteindre n’importe quel point du réseau, à partir de n’importe où. Depuis vingt ans, cette architecture est devenue moins libre et ouverte qu’à l’origine. Les auteurs des RFC appartiennent moins au monde de la recherche académique ou indépendante et de plus en plus à celui des grandes entreprises. Bien sûr, internet a profondément changé depuis ses origines, les questions de sécurité, de gestion des adresses, de neutralité du net y sont beaucoup plus complexes, la mise au point des protocoles nécessite un long travail et de nombreuses compétences, mais, du coup, les solutions retenues sont celles qui ont été proposées par Cisco ou Google et qui leur sont les plus favorables[2]. Ainsi, si le principe d’une démocratie technique ouverte qui gère l’architecture d’internet existe encore, les participants sont très très loin d’être égaux.

QUI BÉNÉFICIE DE L’INTELLIGENCE COLLECTIVE : 
LES INTERNAUTES OU LES GRANDES ENTREPRISES DU NET ?

Contrairement aux médias qui produisent de l’information, internet ne produit rien, il aide les internautes à développer leurs connaissances, leurs activités, leurs relations. Internet fournit avant tout des dispositifs de coopération qui vont produire une intelligence collective plus subtile que celles des individus[3]. Grâce aux externalités positives du réseau, cette intelligence collective ne fait que croître avec les publications des internautes sur le web ou sur les réseaux sociaux.

Internet, d’abord utilisé dans le monde académique, a été au démarrage non-marchand[4]. Ce modèle est encore aujourd’hui profondément fécond comme en témoigne Wikipedia, Openstreetmap ou les logiciels libres, modèles de coopération très structurés où la régulation est partagée. Les activités de chacun créent une plus-value collective, un bien commun dont tout le monde bénéficie. Mais, cette plus-value peut aussi être appropriée par des acteurs marchands. Au cours de ce siècle, le web collaboratif est devenu très minoritaire et le web commercial l’a emporté sous une forme monopoliste.

À la fin des années 1990, les théoriciens de la nouvelle économie imaginaient un modèle freemium articulant gratuit et payant. Ils voyaient dans internet un dispositif de désintermédiation qui permettait à tout un chacun d’acheter et de vendre, de façon autonome et individuelle. Un traité du commerce sur internet expliquait qu’il suffisait de bâtir un cyber-magasin pour que les visiteurs affluent. Pour des économistes, l’ère du « big was good » serait remplacée par celle du « small becomes good ». On n’imaginait pas qu’il était nécessaire de mettre en place de nouveaux dispositifs d’intermédiation. Ceux-ci naissent d’abord sous la forme de sites non marchands de petites annonces (Craiglist en 1995), puis apparaissent des plateformes marchandes qui vont bénéficier à fond des économies de réseau. La dure loi du « winners takes all » va amener à la constitution des acteurs dominants que nous connaissons aujourd’hui. Il y a vingt ans, j’estimais que dans le monde foisonnant de l’internet, « le principal risque était qu’un acteur réussisse à aligner les différents usages à son profit, qu’il tire toute la plus-value du rapprochement entre les différentes activités sociales du Net au détriment des autres acteurs ». Aujourd’hui ce qui n’était qu’un risque est devenu réalité. À l’économie de la gratuité, imaginée par les premiers gourous du Net s’est substituée une économie monopoliste de l’intermédiation.


DISPARITION ET LENT RETOUR DU POLITIQUE

L’État est-il intervenu pour contrôler ces monopoles ? Pas vraiment. Internet s’est développé dans un contexte de dérégulation des télécommunications et de la télévision, ce qui a amené l’État dans un premier temps à ne pas intervenir dans la régulation de ce nouveau dispositif de communication. C’était le souhait des pionniers d’internet qui estimaient que l’auto-régulation était parfaitement adaptée à ce réseau décentralisé. Ce choix peut paraître étrange puisqu’à l’origine du Net on trouve des financements publics fédéraux très importants venant de la DARPA et de la NSF, mais aussi des aides des États et des universités. Mais, bien que bénéficiant de financements publics, les pionniers d’internet étaient farouchement antiétatiques. La « déclaration d’indépendance du cyberespace » présentée par John Barlow à Davos en 1996 en est la plus belle illustration. Les cyber-libertariens[5] voyaient même dans internet le dispositif qui permettait de construire une société sans État. Néanmoins, l’État a commencé avec difficulté à réguler. Il l’a d’abord fait sur la propriété intellectuelle. Mais son intervention reste bien limitée car la régulation mise en place est nationale, au mieux européenne, face aux GAFA qui elles sont de entreprises multinationales extrêmement puissantes[6]. Ce déséquilibre est d’autant plus fort que les régulateurs disposent contrairement à ce qui se passe pour les Telcos de très peu de données sur ces entreprises. Ils sont, comme les autres acteurs de l’économie numérique, face à des algorithmes opaques qui structurent l’activité des GAFA. L’État a ainsi bien du mal à faire contrepoids au pouvoir du marché.

En définitive, Internet conserve dans ses gènes un modèle de la collaboration et de l’intelligence collective qui est vécu au quotidien par les internautes qui font peu attention au formidable pouvoir des plateformes d’intermédiation qu’ils utilisent. Celles-ci dominent internet au détriment des sites collaboratifs non marchands, accaparent la plus-value et contrôlent une partie de la société. Il appartient au pouvoir politique de réguler très strictement les plateformes dominantes[7] pour qu’internet puisse redevenir un lieu d’expériences collectives libres et ouvertes. 


Références

[1] Patrice Flichy L’imaginaire d’Internet, Paris, La découverte, 2001. La version anglaise un peu plus complète est paru en 2007 chez MIT Press

[2] Le protocole QUIC proposé par Google à l’IETF est un bon exemple de ce nouveau mode de conception des protocoles, voir Niels ten Oever « ‘This is not how we imagined it’ Technological affordances, economic drivers and the Internet architecture imaginary » New media & society 2021

[3] James Surowiecki The Wisdom of Crowd New York Doubleday 2004

[4] En 1999, 85 % des pages web étaient encore non-marchandes.

[5 ]Encore aujourd’hui, plusieurs des dirigeants des grandes entreprises du Net partagent cette idéologie.

[6] Un exemple parmi beaucoup d’autres, les GAFA ont un budget de R&D bien supérieur à celui de la France, tous secteurs confondus.

[7] Voir notamment Joëlle Toledano Gafa, reprenons le pouvoir, Paris, Odile Jacob, 2020


Patrice FLICHY ancien responsable du laboratoire de sociologie du CNET, Professeur émérite de sociologie à l’université Gustave Eiffel et Directeur de la revue Réseaux.
A notamment publié :
L’imaginaire d’Internet La découverte 2001
Les nouvelles frontières du travail à l’ère numérique, Seuil, 2017

Auteur

Patrice Flichy

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