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29 juillet 2021

Internet était-il Français ?

Publié par Philippe Picard (1965) | INTERNET ET SOCIÉTÉ

Vous dites Internet ?

Au départ, le terme Internet, dérivé « d’internetting » qualifiait l’ensemble de réseaux interconnectés. Mais dans le langage courant contemporain le terme d’Internet est associé aux usages de ce que l’on appelle maintenant le « numérique ».

Souvent, dans les polémiques d’aujourd’hui, certains ont tendance à confondre les deux visions, en arguant d’une contribution à la conception de TCP/IP pour revendiquer l’invention de l’Internet au sens actuel. 

Les polémiques dont il est question ci-après datent du début des années 1970, donc bien avant l’Internet d’aujourd’hui.


Une longue gestation

 

C’est le projet Arpanet qui a été le catalyseur des innovations en matière de commutation de paquets. La publication en 1974 de TCP/IP a conclu une période d’intense coopération internationale en fixant les principes fondamentaux d’internet toujours en vigueur aujourd’hui.

En 1970, le système mondial de télécommunication était essentiellement l’infrastructure téléphonique analogique et les terminaux étaient aussi rudimentaires que possible ; toute l’intelligence était dans le réseau. La « loi de Moore » est passée par là : 50 ans plus tard, la puissance de traitement est majoritairement en périphérie du réseau (smartphones, box, PC, etc.). Ce fut l’un des facteurs importants qui ont influencé les conceptions de réseaux d’ordinateurs.

La commutation par paquets a inspiré deux filières, l’une issue de l’environnement informatique, l’autre pilotée par les opérateurs de télécom, soucieux d’offrir des services de réseau pour le marché de la téléinformatique.

Pendant la phase de gestation de TCP/IP, la grande question était de savoir où mettre le « curseur » répartissant les fonctions entre réseau et systèmes terminaux, notamment pour la gestion de la congestion et de la qualité de service.

L’option choisie par TCP/IP fut d’avoir un réseau rustique, les paquets IP étant acheminés de façon indépendante, et de confier aux systèmes d’extrémité le contrôle de bout en bout par TCP. Le mode de fonctionnement du réseau IP est basé sur le datagramme dont le principe avait été imaginé dès les premières réflexions sur la commutation de paquets en 1962. Il était admis que le réseau IP se contentait d’un objectif de « best effort ».

Au contraire, les opérateurs de réseau ont souhaité maîtriser la qualité du service offert et donc confier au réseau le contrôle de congestion et des flux de trafic. Une part importante du marché consistait à connecter via le réseau des terminaux passifs incapables de gérer des protocoles complexes nécessaires pour le mode datagramme. Le mode de fonctionnement retenu par les opérateurs fut donc le circuit virtuel avec un service « normalisé » en 1976 par l’UIT avec la recommandation X25

Darwinisme des réseaux et convergence des cultures et architectures

Comme l’illustre la figure 3, les réseaux n’en finissent pas de converger vers une architecture commune. Une démarche d’archéologue permet d’identifier dans les réseaux actuels les divers courants qui se sont progressivement rapprochés. L’architecture IMS est, à ce jour, un aboutissement de l’évolution des réseaux en cours de déploiement dans la 5G et les réseaux fixes NGN

Au début des années 1970, les constructeurs informatiques ont conçu leurs architectures de réseau en couches, à commencer par le SNA d’IBM (annoncé en 1974).

Les deux filières de la commutation de paquets se sont développées avec cette organisation en couches. X25 a disparu, mais pas les problèmes de contrôle de flux ont subsisté. Le MPLS, qui a repris en partie des principes des circuits virtuels, a permis de rendre plus acceptable le mode IP dans les réseaux des opérateurs. 

La filière informatique a recherché le « Graal » des architectures en couches ouvertes permettant les échanges entre systèmes hétérogènes. Ce fut la démarche des OSI (Open System Interconnexion) étudiée par les organismes de normalisation (ISO, UIT) dans les années 1980. La technologie OSI fut éliminée au début des années 2000 par les couches applicatives bâties au-dessus de TCP/IP, grâce au succès d’Internet.

Une autre architecture en couches fut développée par les opérateurs de télécom, dans les années 1980, avec la mise en place du canal sémaphore selon l’architecture du SS7 (ou CCITT n°7). Cette architecture est au cœur du RNIS et du fonctionnement des réseaux mobiles 2, 3, 4G. Le SS7 est un pont entre réseau et monde informatique. Il en reste encore des traces dans la 5G. Le niveau fonctionnel des couches du SS7 est comparable à la pile TCP/IP. Toute l’architecture du SS7 fut inspirée par les Bell Lab d’ATT, par ailleurs absents de la mouvance internet. 

Paradoxe de l’histoire : c’est ATT qui avait développé Unix en « perruque » en 1971 et c’est la version Unix de Berkeley, qui, en 1983, a inclus la gestion de la pile TCP/IP et a ainsi contribué au démarrage d’internet.  

En résumé, deux architectures, deux cultures et écosystèmes industriels, deux organisations de normalisation ! On peut considérer que l’IMS inspiré par le monde informatique est en passe de dominer les réseaux actuels.

Controverses et révisionnisme français

En 1972 le CNET et l’IRIA lancèrent presque simultanément leurs projets incluant la commutation de paquets, appelés respectivement RCP et Cyclades. Un accord de coopération fut signé entre le CNET et l’IRIA. La fausse bonne idée fut de croire que ces deux projets seraient complémentaires et permettraient une sincère coopération. L’IRIA était censé sous-traiter au CNET la conception du réseau de télécom. Mais les deux projets avaient des objectifs trop différents : l’accord était inapplicable.

Pour le CNET, le projet RCP était un prototype destiné à préparer un futur service de transmissions de données par paquets. Il s’agissait de rédiger un cahiers des charges en vue d’une réalisation industrielle et d’acquérir les compétences pour prendre part aux travaux de normalisation internationale. Le futur service devait combiner les avantages de la commutation par paquets (multiplexage statistique efficace, conversion de débit) et contrôle de la qualité de service (taux d’erreurs, congestion). 

Pour l’IRIA, le projet Cyclades, inspiré fortement d’Arpanet, s’insérait dans l’écosystème du Plan Calcul. L’objectif était d’étudier une architecture de réseau d’échange de données entre ordinateurs hétérogènes et d’accès à des ressources distantes. Le réseau de transmission par paquets Cigale en était un sous projet.

Cyclades a été l’une des équipes qui ont contribué à la mise au point de TCP/IP au cours d’une intense coopération internationale. Dans logique du Plan Calcul, les développements de Cyclades devaient être réutilisés pour les logiciels de réseau de la CII.

Fin 1974, une réorientation complète de la politique industrielle en informatique fut décidée :

  • Fusion entre CII et Honeywell-Bull et fin de l’alliance Unidata (CII, Siemens, Philips)
  • Dissolution de la délégation à l’informatique, « sponsor » de Cyclades
  • Feu vert aux PTT pour lancer le réseau Transpac qui a finalement été ouvert fin 1978 et qui aura rendu de bons et loyaux services jusqu’en 2012

De ce fait, Cyclades fut progressivement arrêté et les responsables du projet en ont conservé amertume et ressentiments. La commémoration du cinquantenaire d’Arpanet a déclenché en France des réactions de révisionnisme historique, affirmant que « sans des décisions malheureuses imputables à Valéry Giscard d’Estaing qui a mis fin au Plan Calcul, Internet aurait pu être français » et que « au lieu du datagramme on a eu le Minitel ». Les contributions de l’équipe Cyclades à l’élaboration de TCP/IP furent réelles, mais de là à revendiquer que sans ces décisions politiques, Internet aurait pu être français est uchronique et pitoyable.

***

Avancer en âge donne au moins un avantage : avoir une vue perspective permettant de discerner les textes fondamentaux qui ont marqué l’histoire. De mon point de vue, deux papiers historiques, qui ont jeté les bases des télécom actuelles, devraient être étudiés par tout futur ingénieur en télécom :

  • « A Mathematical Theory of Communication » de C.E. Shannon (© The Bell System Technical Journal, Vol. XXVII, July 1948)
  • « A Protocol for Packet Network Intercommunication » de Vinton G. Cerf et Robert Kahn (© 1974 IEEE. Vol Com-22, No 5 May 1974)

C’est ce dernier papier qui a finalisé les principes fondamentaux de TCP/IP. On remarquera que, parmi la vingtaine de noms référencés dans ce texte, six sont des ingénieurs français (IRIA et CNET) !

Au début des années 1970 la France était capable d’aligner deux équipes, certes rivales, mais à la pointe de l’innovation et acteur influent dans les instances internationales de réflexion et de normalisation sur une technologie d’avant-garde.

Cette capacité accompagnait une politique industrielle ambitieuse dans le domaine des technologies de l’information. Pouvons-nous en dire autant aujourd’hui avec la 5G, l’IA, le quantique ? Espérons en tout cas que notre village gaulois saura éviter les querelles et revendicatrices ridicules.

 

Philippe Picard

Formation : X60, Télécom Paris 65

A la DGT, a contribué au démarrage des services de transmission de données de 1968 à 1972 puis a piloté le lancement de Transpac jusqu’en 1982.

Il a rejoint Bull en 1984 comme responsable des produits de réseaux, puis fut patron du marché des Telcos pour l’ensemble du groupe Bull.

Il préside depuis 2003 l’Association pour l’Histoire des Télécommunications et de l’Informatique (www.ahti.fr)

 

Auteur

Philippe Picard (1965)

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