Le développement du cerveau à l’ère numérique
La notion de norme intellectuelle, et plus globalement cognitive, est en constante évolution car très dépendante de son environnement, ce qui en fait une référence tout à fait relative. Les études soulignant un affaiblissement progressif du Quotient Intellectuel (QI) dans la population générale prouvent-elles que nous sommes plus idiots que nos aînés, ou bien que nos cerveaux n’organisent plus leur priorisation fonctionnelle de la même manière ? C’est ici le fond du débat autour de l’impact des nouvelles technologies sur le développement cérébral.
L’influence de l’environnement sur notre développement cérébral
Les neurosciences ont permis de déterminer en quelle mesure notre environnement et les besoins qui en sont issus agissaient sur le développement et l’optimisation de nos capacités cérébrales. L’étude des taxis londoniens en est une belle illustration : à l’IRM fonctionnelle, une zone spécifique du cerveau au niveau hippocampique, relative à la mémorisation spatiale, était massivement plus développée chez les chauffeurs de taxi que dans la population générale, eu égard à leur importante connaissance cartographique. Avec l’essor des GPS, ces aptitudes de raisonnement spatial sont moins sollicitées et les différences cérébrales entre les deux populations sont devenues négligeables. La question n’est ainsi pas de savoir si l’émergence du monde numérique a un impact sur notre évolution, mais bien de savoir dans quelle mesure et quelles en seront les conséquences.
Une modification majeure, parmi tant d’autres, de l’essor de l’ère numérique est sans conteste l’accès à l’information, plus rapide et plus efficace qu’aucune bibliothèque ne l’avait permis jusque-là. Cette disponibilité constitue une véritable mémoire externe qui, par sa facilité et son immédiateté, conduit notre cerveau à l’économie. De ce fait, les stratégies d’apprentissage, mais aussi les priorités de ce qui est retenu, ne sont plus les mêmes. Pourquoi faire l’effort d’encoder une information accessible en quelques secondes depuis un téléphone ?
Ces évolutions de l’accès immédiat de l’information sur la mémoire posent toutefois deux limites : celui de la superficialité des informations recueillies car en s’appuyant sur une mémoire externe en toute circonstance, l’individu développe moins la densité de sa mémoire interne, terreau pourtant essentiel de notre rapport au monde qui nous permet de réfléchir, de prendre des décisions et de réguler notre comportement. Par ailleurs, le fait de moins recourir à sa mémoire interne fragilise le chemin conduisant à celle-ci : le cerveau est ainsi moins soumis aux stratégies intellectuelles de récupération d’une information (qui est représenté par l’effort pour retrouver le mot que l’on a « sur le bout de la langue »), est plus démuni pour résoudre un problème, est plus impulsif voire agressif car moins tolérant à la frustration et au délai de gratification (par l’habitude de l’obtention d’une réponse immédiate), et est globalement moins flexible.
Ce qui s’apparente à des modifications liées à l’évolution de notre environnement ne doit donc pas conduire à des régressions de compétences essentielles à l’Homme, comme son attention, son langage, sa mémoire, ses aptitudes sociales ou motrices. À titre d’exemple, un environnement technologique nous limitant dans nos déplacements peut avoir des conséquences rapidement néfastes ; du développement massif de l’obésité dans nos sociétés occidentales jusqu’à de nouvelles formes de thromboses veineuses (qui ont augmenté durant la généralisation du télétravail pendant le confinement dû au covid).
Le risque de régression
Si les pouvoirs publics et la médecine générale ont bien identifié certaines évolutions environnementales en intégrant un meilleur suivi du poids, de la santé cardiovasculaire, et de l’incitation à la pratique sportive face à la sédentarité, l’impact de cet environnement technologique sur le développement et la santé neuropsychologique n’est encore que trop peu pris en compte. Certaines étapes de notre développement cognitif connaissent pourtant des périodes « critiques » au cours desquelles des prérequis sont indispensables. Ces derniers facilitent des apprentissages traduisant l’évolution de notre espèce, tels que la marche, la parole, l’écriture. Il en est de même pour la communication orale et écrite qui s’appauvrit en trompe-l’œil car les moyens de communication n’ont jamais été aussi développés. En effet, les tentatives technologiques de combler les manques de pragmatiques dans les échanges (nuance de langage, émotions accompagnant le discours) ne parviennent toujours pas à faire d’une e-communication une reproduction exacte sur le plan neurobiologique d’un échange avec un interlocuteur en chair et en os. Et cela entraîne des impacts directs et indirects car dans chaque apprentissage, d’autres compétences se forgent. À titre d’exemple, le geste grapho-moteur dans l’apprentissage de l’écriture avec un papier et un crayon permet aussi d’apprendre à canaliser ses gestes, à mémoriser des mots, à lire plus rapidement, à développer son attention et ses fonctions exécutives (qui nous permettent un feedback de nos actions). Ces mêmes effets n’ont pas pu être retrouvés chez un enfant apprenant à écrire avec un clavier ou un stylet. Ces périodes, essentiellement présentes durant l’enfance, entraînent une vulnérabilité qu’il convient ainsi de sanctuariser contre les interférences externes.
Au regard de l’utilisation moyenne des écrans toujours plus importante en France chez les plus petits, la question des retentissements sur la qualité du développement s’est posée. Les études neuroscientifiques récentes établissent que des niveaux élevés de temps d’écran aux âges respectifs de deux et trois ans prédisent de moins bonnes performances cognitives à quatre et cinq ans. Deux effets majeurs entrent en jeu pour expliquer ces retards :
- Les interfaces numériques sont de mieux en mieux pensées pour capter l’attention de l’utilisateur et maintenir sa motivation. Les enfants sont, du reste, plus réceptifs à ce genre d’intrants au regard de la meilleure plasticité de leur cerveau qui les rendent plus sensibles à la récompense (gratifications virtuelles), notamment grâce à une zone responsable du centre cérébral du plaisir, le striatum, plus réactive à la dopamine sécrétée par ces récompenses chez l’enfant que chez l’adulte. Cette vulnérabilité pourrait nuire au développement (tâches répétitives et attitude passive qui ne stimulent pas la flexibilité, lumière et son agissant comme récompense et stimulation qui ne facilitent pas la régulation de l’inhibition cognitive, etc.).
- Le deuxième effet est le manque à gagner des tâches délaissées, pourtant nécessaires au développement moteur et cognitif (courir, interagir, expérimenter), au profit de l’activité d’écran. Les études ne s’intéressent encore que trop peu à l’effet du choix de contenu des écrans. Toutefois, il semblerait que le contexte de visionnage soit plus important que le contenu. Ainsi, regarder un programme en présence d’un adulte qui propose des interactions et des commentaires sur le contenu rend l’enfant de fait plus actif et le support de l’écran devient alors productif.
Les nouvelles technologies faisant partie intégrante de notre vie moderne, il est désormais nécessaire de mieux définir les limites entre leurs apports bénéfiques qui facilitent notre productivité et notre qualité de vie, et leurs effets délétères qui, selon le calendrier développemental, peuvent engager une régression dans l’évolution humaine. La croisée des regards neuroscientifiques, anthropologiques et philosophiques permettront sans doute de mieux situer la place optimale de ces technologies au sein de nos vies, agissant davantage comme des outils optimisant nos fonctionnements cognitifs plutôt que les substituant.
Bertrand Schoentgen
Docteur en neuropsychologie spécialisé en pédiatrie (Université d’Angers, 2017), Bertrand est Directeur Stratégique du Réseau Aloïs et responsable du Pôle Enfant. Il a auparavant exercé dans les services de neuropédiatrie du Centre Capucins d’Angers et aux Hôpitaux de Saint-Maurice (Val-de-Marne)
Bertrand est aussi Chargé d’Enseignement à la Faculté de Médecine St Antoine - Sorbonne Université et à l’Université d’Angers et référent du Centre National de Référence de l’AVC de l’enfant.
Il est aussi membre de la Société de Neuropsychologie de Langue Française (SNLF)
Quelques références
bibliographiques
Eustache, F., & Amieva, H. (2019). La mémoire, entre sciences et société. Observatoire B2V des mémoires (Paris).
Griesbauer, E. M., Manley, E., Wiener, J. M., & Spiers, H. J. (2022). London taxi drivers: A review of neurocognitive studies and an exploration of how they build their cognitive map of London. Hippocampus, 32(1), 3-20.
Madigan, S., Browne, D., Racine, N., Mori, C., & Tough, S. (2019). Association between screen time and children’s performance on a developmental screening test. JAMA Pediatrics, 173(3), 244-250.
Tisseron, S. (2018). 3-6-9-12 Apprivoiser les écrans et grandir. Erès.