News
Entretien avec Isabelle Buret (1990) - par Claire Paponneau (1983)
10 août 2015
Portraits d'alumni
Isabelle Buret (1990) a reçu en novembre dernier le prestigieux Prix Irène Joliot-Curie dans la catégorie ‘Parcours femme entreprise’. Ce Prix, destiné à promouvoir la place des femmes dans la Recherche et la technologie en France, est organisé par le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche et la fondation d’entreprise EADS, en partenariat avec l’Académie des Sciences et l’Académie des Technologies. Il récompense, dans cette catégorie, une femme pour son parcours en entreprise et en particulier en R&D.
Nous avons rencontré Isabelle pour qu’elle puisse nous parler de son parcours et de sa vocation pour un milieu habituellement considéré comme très masculin : le spatial.
Bonjour Isabelle, tout d’abord un grand merci d’avoir accepté de répondre à nos questions. Que ressens-tu en ayant reçu ce Prix Irène Joliot-Curie ?
Ce prix est un grand honneur pour moi. Cela fait plus de 20 ans que je m’investis avec passion dans le domaine des télécoms par satellite. J’ai toujours choisi de mener, animer et développer des activités d’études amont mais aussi de réalisations ‘programme’ qui reposaient sur des concepts innovants ou comportaient de forts risques techniques.
Quelles sont les clés pour réussir une carrière telle que la tienne ?
Je pense que poursuivre une carrière scientifique et technique dans le domaine de la R&D en entreprise nécessite beaucoup de ténacité, de force de persuasion, de patience et d’audace. Lorsque l’on m’a demandé de qualifier mon tempérament, j’ai parlé spontanément de ‘ténacité tranquille’. C’est sans doute ce qui m’a permis de faire aboutir de nombreux projets.
Quel est ton parcours et comment l’as-tu construit ?
J’ai toujours eu le goût des matières scientifiques et le spatial m’a attirée très tôt quand j’étais encore adolescente. D’où le choix des prépas et de Télécom qui alliait l’excellence scientifique dans un domaine en pleine évolution, et la possibilité de faire le lien avec le spatial qui me passionnait. J’ai eu la chance de faire un stage au Japon et de pouvoir y rester pour mon premier job, justement chez NTT dans les télécoms spatiales. Des cours de japonais intensifs et aussi l’apprentissage du travail en laboratoire avec, il faut le souligner, la particularité d’être la seule femme parmi 300 ingénieurs hommes.
Le Japon fut donc une expérience captivante et quelles ont été les étapes suivantes ?
Rentrée en France, j’ai une fois encore eu la chance de pouvoir participer à une autre aventure passionnante : la naissance de Globalstar, une des deux premières constellations de satellites en orbite basse pour télécom des mobiles (l’autre étant Iridium). Ingénieur système, j’ai pu accompagner, aux côtés de pionniers du spatial américains, les nombreuses ruptures techniques que ce projet portait, au niveau du segment spatial, du segment sol, du réseau et services de bout en bout. Souhaitant renforcer mon expérience industrielle, j’ai ensuite contribué au développement du tout premier processeur numérique embarqué commercial pour services de radiodiffusion numérique par satellite (projet Worldstar). Il faut noter que, depuis mon expérience Globalstar, je suis restée dans la même entreprise même si celle-ci a vécu des fusions ou changement d’actionnaires (d’Alcatel Espace il y a 20 ans à Thales Alenia Space aujourd’hui). Ce qui ne m’a pas empêchée de vivre des expériences variées, très riches.
A la fin des années 90, tu es à ce moment-là entrée en R&D où tu es restée plus de 10 ans. Pourquoi ce choix ?
En effet, je me suis alors consacrée entièrement au développement et à l’animation d’activités R&D, prenant des responsabilités croissantes dans mon entreprise. D’abord en charge de projets R&D sur les processeurs numériques embarqués dans les satellites, j’ai lancé les premières études sur la commutation de paquets à bord des satellites, inspirée de l’ATM à l’époque. Je me suis ensuite vue confier la réorganisation et le pilotage de la Recherche en Systèmes de télécommunication par satellite. Pendant plusieurs années, j’ai animé une équipe d’une vingtaine d’ingénieurs-chercheurs, doctorants et post-doctorants, formant ainsi une cinquantaine de chercheurs. Je les ai amenés à anticiper des évolutions majeures du monde destélécom spatiales et à développer, malgré un environnement industriel très conservateur, des concepts innovants renforçant le rôle du satellite dans l’univers télécom.
En termes de résultats tangibles au niveau de l’équipe, on peut citer des contributions à de nouveaux standards, de nouveaux produits, des brevets (~20 au total), des publications (entre 10 et 20/an) donnant à notre entreprise une avance ou une exclusivité dans la maîtrise des nouvelles techniques et technologies des systèmes de télécom spatiales. En 2011, j’ai pris en charge le pilotage de l’ensemble de la R&D Télécom (système, sol et charge utile) de la J.V. Thales Alenia Space (France, Italie, Espagne, Belgique et Allemagne), assurant la coordination des activités R&D court/moyen et long terme de la société dans le domaine des systèmes et satellites de télécommunication, ainsi que la politique produit qui en découle et les plans technologiques stratégiques, afin de garantir que les technologies-clefs de nos produits de demain seront matures à temps.
En ce début d’année, j’ai enfin saisi l’opportunité de retravailler sur un programme très ambitieux, qui a représenté la plus grosse prise de commande du groupe Thales en 2010 (#1,6B$) : j’assume la ‘Design authority’ du système Iridium Next, dont Thales Alenia Space a la responsabilité système de bout en bout, et qui inclut une constellation de 66 satellites en orbite basse, son segment sol de contrôle et son infrastructure réseau et services de télécom mobile large bande. Petit clin d’oeil à mes débuts, Iridium Next est la seconde génération du système concurrent Globalstar…
Peux-tu évoquer une façon de travailler qui te caractérise ?
Le travail en équipe, d’abord, où je favorise le mélange et le partage des expertises techniques. Mais en complément, je me suis toujours également fortement impliquée dans l’animation de la recherche collaborative qui associe industrie et laboratoires académiques, français et internationaux. Je suis en particulier membre du conseil d’administration et trésorière du laboratoire associatif TéSA qui fédère, de façon unique, la recherche en télécommunication et navigation spatiale académique, institutionnelle (typ. le CNES) et industrielle toulousaine.
Être une femme dans un domaine technique et en R&D : comment cela se passe-t-il ?
C’est vrai qu’il n’est pas tous les jours facile d’être une femme dans le milieu spatial, en particulier dans les domaines techniques. Et j’aimerais beaucoup que ce prix permette de changer le regard et le jugement portés sur les femmes scientifiques et techniques, et basés, trop souvent, sur des critères et référentiels ‘masculins’. Je considère que cela ne doit pas être un frein, ce doit être vu aussi comme un défi qui mérite d’être relevé.
Que dirais tu à une jeune fille qui hésite aujourd’hui à faire des études d’ingénieur ?
A travers ma candidature au Prix Irène Joliot-Curie, j’aimerais que mon parcours devienne un témoignage encourageant pour toutes les jeunes femmes attirées par la recherche en milieu industriel. J’aimerais leur dire que même en évoluant dans un environnement très masculin et dans un monde conservateur, compétence technique, vision et ténacité permettent de s’imposer en tant que femme, à transformer ses intuitions en innovations et à les développer avec succès. Et pour terminer peut-être redire ma conviction que la passion et le plaisir doivent nous guider et qu’être une femme est finalement aussi un atout !